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n'avait point de ressources, il s'était refait soldat; et comme il était brave entre tous les braves, il était redevenu capitaine. Depuis son premier galon jusqu'à sa dernière épaulette, il n'était pas un degré de son avancement qu'il n'eût franchi au prix de son sang, et qui ne rappelât dans ses états de service un acte brillant de valeur. Sa mauvaise fortune le fit passer à Besançon, et le hasard voulut qu'il fût reconnu au spectacle par un de ses anciens subordonnés, qui avait fait plus de chemin, et qui exerçait un emploi supérieur dans l'état-major de la place. La loyauté de Scheyck était trop sincère pour qu'il pût essayer de se soustraire à l'explication. Les lois étaient inexorables; il s'y soumit. Au bout de quatre ou cinq jours qu'avait duré sa captivité, nous nous réunîmes dans sa chambre, comme la veille, à l'heure de communication dont jouissent les prisonniers, pour y vider quelques verres de champagne. On fut gai, suivant l'usage, de cette gaieté exaltée dont il semble que les murs même du cachot protègent l'expansion. Il y eut à l'ordinaire des toasts et des chants et du délire. A quatre heures, un officier entra et demanda si le capitaine Scheyck était prêt.

« Il est prêt, » répondit Scheyck, en lui tendant un verre.

Ce malheureux officier venait le chercher pour mourir; et l'on ne se doutait guère parmi nous que Scheyck eût été jugé le matin. Le capitaine nous embrassa, marcha au Porteau en fumant sa pipe, mesura du regard sa place sur la terre, comme s'il eût voulu la marquer dans un bivouac à la tête de sa compagnie, commanda le feu, comme il aurait commandé un exercice en blanc, et tomba du seul poids de son corps, la main sur le cœur et la face au soleil. Je ne crains pas d'affirmer que la république n'a jamais perdu de plus digne défenseur sur le champ de bataille.

(Thérèse.)

HISTOIRE DU CHIEN DE BRISQUET

En notre forêt de Lions, vers le hameau de la Goupillière, tout près d'un grand puits-fontaine qui appartient à la chapelle SaintMathurin, il y avait un bonhomme, bûcheron de son état, qui s'appelait Brisquet, ou autrement le fendeur à la bonne hache, et qui vivait pauvrement du produit de ses fagots, avec sa femme, qui s'appelait Brisquette. Le bon Dieu leur avait donné deux jolis petits enfants, un garçon de sept ans, qui était brun et qui s'appelait Biscotin, et une blondine de six ans qui s'appelait Biscotine. Outre cela, ils avaient un chien bâtard à poil frisé, noir par tout le corps, si ce n'est au museau, qu'il avait couleur de feu; et c'était bien le meilleur chien du pays, pour son attachement à ses maîtres.

On l'appelait la Bichonne, parce que c'était une chienne.

Vous vous souvenez du temps où il vint tant de loups dans la forêt de Lions. C'était dans l'année des grandes neiges, que les pauvres gens eurent si grand'peine à vivre. Ce fut une terrible désolation dans le pays.

Brisquet, qui allait toujours à sa besogne, et qui ne craignait pas les loups, à cause de sa bonne hache, dit un matin à Brisquette : << Femme, je vous prie de ne laisser courir ni Biscotin ni Biscotine, tant que M. le grand-louvetier ne sera pas venu. Il y aurait du danger pour eux. Ils ont assez de quoi marcher entre la hutte et l'étang depuis que j'ai planté des piquets le long de l'étang pour les préserver d'accident. Je vous prie aussi, Brisquette, de ne pas laisser sortir la Bichonne, qui ne demande qu'à trotter. »

Brisquet disait tous les matins la même chose à Brisquette. Un soir il n'arriva pas à l'heure ordinaire. Brisquette venait sur le pas de la porte, rentrait, ressortait, et disait en se croisant les bras ; « Mon Dieu, qu'il est attardé!... »

Et puis elle sortait encore, en criant :

«Eh! Brisquet! »

Et la Bichonne lui sautait jusqu'aux épaules, comme pour lui dire « N'irai-je pas? »

« Paix! lui dit Brisquette.

Ecoute, Biscotine, va jusque devers la butte pour savoir si ton père ne revient pas. Et toi, Biscotin, suis le chemin au long de l'étang, en prenant bien garde, s'il n'y a pas de piquets qui manquent. Et crie fort: Brisquet! Brisquet!...

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Les enfants allèrent, allèrent, et quand ils se furent rejoints à l'endroit où le sentier de l'étang vient couper celui de la butte: << Mordienne, dit Biscotin, je retrouverai notre pauvre père, ou les loups m'y mangeront.

Pardienne, dit Biscotine, ils m'y mangeront bien aussi. >> Pendant ce temps-là Brisquet était revenu par le grand chemin de Puchay, en passant à la Croix-aux-Anes sur l'abbaye de Mortemer, parce qu'il avait une hottée de cotrets à fournir chez Jean Paquier. « As-tu vu nos enfants? lui dit Brisquette

Nos enfants? dit Brisquet. Nos enfants? Mon Dieu! sont-ils sortis? Je les ai envoyés à ta rencontre jusqu'à la hutte et à l'étang, mais tu as pris par un autre chemin. »

Brisquet ne posa pas sa bonne hache. Il se mit à courir du côté de la hutte.

<< Si tu menais la Bichonne? » lui cria Brisquette.

La Bichonne était déjà bien loin. Elle était si loin que Brisquet la perdit bientôt de vue. Et il avait beau crier : « Biscotin, Biscotine!» on ne lui répondait pas.

Alors il se prit à pleurer, parce qu'il s'imagina que ses enfants étaient perdus. Après avoir couru longtemps, longtemps, il lui sembla reconnaître la voix de la Bichonne. Il marcha droit dans le fourré, à l'endroit où il l'avait entendue, et il y entra, sa bonne hache levée. La Bichonne était arrivée là au moment où Biscotin et Biscotine allaient être dévorés par un gros loup. Elle s'était jetée devant eux en aboyant, pour que ses abois avertissent Brisquet. Brisquet d'un coup de sa bonne hache renversa le loup raide mort, mais il était trop tard pour la Bichonne, elle ne vivait déjà plus.

Brisquet, Biscotin et Biscotine rejoignirent Brisquette. C'était une grande joie, et cependant tout le monde pleura. Il n'y avait pas un regard qui ne chercha la Bichonne.

Brisquet enterra la Bichonne au fond de son petit courtil sous une grosse pierre sur laquelle le maître d'école écrivit en latin :

C'est ici qu'est la Bichonne,

Le pauvre chien de Brisquet.

Et c'est depuis ce temps-là qu'on dit en commun proverbe : << Malheureux comme le chien à Brisquet, qui n'allit qu'une fois au bois, et que le loup mangit. »

(Contes de la veillée, éd. Charpentier.)

ALEXANDRE DUMAS PÈRE

Alexandre Dumas père, né à Villers-Cotterets le 24 juillet 1803, est mort près de Dieppe le 5 décembre 1870. C'est l'écrivain le plus fécond de notre époque; son œuvre dépasse sensiblement la collection déjà volumineuse des écrits de Voltaire. Mais dans cette surface démesurément étendue, la postérité trouvera-t-elle beaucoup de points qui présentent une véritable profondeur? Il a abordé tous les genres; et l'improvisation de sa parole répondait à la brillante improvisation de sa plume. Il n'a manqué à ses succès que la modération, le travail sérieux, patient et réel, et, on l'a dit, la dignité de l'homme de lettres. Il restera dans l'histoire de notre siècle comme un grand romancier avec de belles pages, comme un grand écrivain dramatique avec des scènes émouvantes par la terreur et la pitié.

Rarement on porta aussi loin l'allure, l'entrain, la verve, la rapidité du mouvement de la scène, l'heureuse coupure du dialogue, la réplique vive et spirituelle, avec un style facile, pittoresque, juste, sonore et qui tient toujours l'esprit en suspens. Si toutes ses œuvres n'ont pas eu un succès éclatant, toutes ont eu de la vogue, et pas une n'est restée inaperçue.

Nous citerons parmi ses œuvres dramatiques: Antony,

la Tour de Nesle, Richard Darlington, Térésa, le Mari de la veuve, Caligula, Mademoiselle de Belle-Isle, et Un Mariage sous Louis XV.

Parmi ses romans : les Impressions de voyage, les Trois Mousquetaires, Monte-Cristo, le Vicomte de Bragelonne et le Chevalier de Maison-Rouge.

Le théâtre complet d'Alexandre Dumas a été publié en 1846 en 4 volumes in-8, et en 1863-1865 (14 vol. in-12). Ses romans historiques ont été réunis en 10 volumes gr. in-8, 1864.

CARACTÈRE DE CHARLES NODIER

C'était un homme adorable que Nodier; sans vice, mais plein de défauts, de ces défauts charmants qui font l'originalité de l'homme de génie, prodigue, insouciant, flâneur, flâneur comme Figaro était paresseux, avec délices!

Nodier savait à peu près tout ce qu'il était donné à l'homme de savoir; d'ailleurs, Nodier avait le privilège de l'homme de génie : quand il ne savait pas, il inventait, et ce qu'il inventait était bien autrement ingénieux, bien autrement coloré, bien autrement probable que la réalité.

D'ailleurs, plein de systèmes, paradoxal avec enthousiasme, mais pas le moins du monde propagandiste, c'était pour lui-même que Nodier était paradoxal; c'était pour lui seul que Nodier se faisait ses systèmes; ses systèmes adoptés, ses paradoxes reconnus, il en eût changé, et s'en fût immédiatement fait d'autres.

Nodier était l'homme de Térence, à qui rien d'humain n'est étranger. Il aimait pour le bonheur d'aimer : il aimait comme le soleil luit, comme l'eau murmure, comme la fleur parfume. Tout ce qui était bon, tout ce qui était beau, tout ce qui était grand, lui était sympathique; dans le mauvais même, il cherchait ce qu'il y avait de bon, comme dans la plante vénéneuse le chimiste, du sein du poison même, tire un remède salutaire.

LES SOIRÉES DE L'ARSENAL

Ces soirées de l'Arsenal, c'était quelque chose de charmant, quelque chose qu'aucune plume ne rendra jamais. Elles avaient lieu le dimanche, et commençaient en réalité à six heures.

A six heures, la table était mise. Il y avait les dîneurs de fondation: Cailleux, Taylor, Francis Wey, que Nodier aimait comme un fils; puis, par hasard, un ou deux invités, puis qui voulait.

Une fois admis à cette charmante intimité de la maison, on allait,

dîner chez Nodier à son plaisir. Il y avait toujours deux ou trois Couverts attendant les convives de hasard. Si ces trois couverts étaient insuffisants, on en ajoutait un quatrième, un cinquième, un sixième. S'il fallait allonger la table, on l'allongeait. Mais malheur à celui qui arrivait le treizième! Celui-là dînait impitoyablement à une petite table, à moins qu'un quatorzième ne vint le relever de sa pénitence.

Nodier avait ses manies: il préférait le pain bis au pain blanc, l'étain à l'argenterie, la chandelle à la bougie. Personne n'y faisait attention que Mme Nodier, qui le servait à sa guise.

Au bout d'une année ou deux, j'étais un de ces intimes dont je parlais tout à l'heure. Je pouvais arriver sans prévenir, à l'heure du dîner; on me recevait avec des cris qui ne me laissaient pas de doute sur ma bienvenue, et l'on me mettait à table, ou plutôt je me mettais à table entre Mme Nodier et Marie. Au bout d'un certain temps, ce qui n'était qu'un point de fait devint un point de droit. Arrivais-je trop tard, était-on à table, ma place était-elle prise on faisait un signe d'excuse au convive usurpateur, ma place m'était rendue, et, ma foi! 'se mettait où il pouvait celui que j'avais déplacé.

Nodier alors prétendait que j'étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer. Mais, si j'étais une bonne fortune pour lui, j'étais une mauvaise fortune pour les autres. Nodier était le plus charmant causeur qu'il y eût au monde. On avait beau faire à ma conversation tout ce qu'on fait à un feu pour qu'il flambe, l'éveiller, l'attiser, y jeter cette limaille qui fait jaillir les étincelles de l'esprit comme celle de la forge, c'était de la verve, c'était de l'entrain, c'était de la jeunesse; mais ce n'était point cette bonhomie, ce charme inexprimable, cette grâce infinie, où, comme dans un filet tendu, l'oiseleur prend tout, grands et petits oiseaux. Ce n'était pas Nodier: c'était un pis-aller dont on se contentait, voilà tout. Mais parfois je boudais, parfois je ne voulais pas parler, et, à mon refus de parler, il fallait bien, comme il était chez lui, que Nodier parlât; alors tout le monde écoutait, petits enfants et grandes personnes. C'était à la fois Walter Scott et Perrault; c'était le savant aux prises avec le poète, c'était la mémoire en lutte avec l'imagination. Non seulement alors Nodier était amusant à entendre, mais encore Nodier était charmant à voir. Son long corps efflanqué, ses longs bras maigres, ses longues mains pâles, son long visage plein d'une mélancolique bonté, tout cela s'harmoniait avec sa parole un peu traînante, que modulait sur certains tons ramenés périodiquement un accent franc-comtois que Nodier n'a jamais entièrement perdu. Oh! alors le récit était chose inépuisable, toujours nouvelle, jamais répétée. Le temps, l'espace, l'histoire, la nature, étaient pour Nodier cette bourse de Fortunatus d'où Pierre Schlemill tirait ses mains toujours pleines.

On arrivait ainsi à la fin d'un dîner charmant, dans lequel tous les accidents, excepté le renversement du sel, excepté un pain

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