Page images
PDF
EPUB

aux femmes en vers et même en prose. Mais celle qui prend cela pour argent comptant est bien sotte. Comme tu te trompes, ma chère enfant, en me parlant du mérite un peu vulgaire d'être mère! Avoir des enfants, ce n'est que de la peine; mais le grand honneur est de faire des hommes, et c'est ce que les femmes font mieux que nous. Crois-tu que j'aurais beaucoup d'obligations à ta mère si elle avait composé un roman au lieu de me donner ton frère? Mais le mérite, ce n'est pas de le mettre au monde et le poser dans son berceau : c'est d'en faire un brave jeune homme, qui croit en Dieu et n'a pas peur du canon.

Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l'encourager et d'élever ses enfants, c'est-à-dire de faire des hommes: voilà le grand accouchement, qui n'a pas été maudit comme l'autre. Au reste, ma chère enfant, il ne faut rien exagérer je crois que les femmes en général ne doivent point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs; mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent être parfaitement ignorantes. Je ne veux pas qu'elles croient que Pékin est en France, ni qu'Alexandre le Grand demanda en mariage la fille de Louis XIV. La saine littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent pour donner aux femmes la culture dont elles ont besoin.

Quand tu parles de l'éducation des femmes qui éteint le génie, tu ne fais pas attention que ce n'est pas l'éducation qui produit la faiblesse, mais que c'est la faiblesse qui souffre cette éducation. S'il y avait un pays d'amazones qui se procurassent une colonie de petits garçons pour les élever comme on élève les femmes, bientôt les hommes prendraient la première place, et donneraient le fouet aux amazones. En un mot, la femme ne peut être supérieure que comme femme, mais dès qu'elle veut émuler l'homme, ce n'est qu'un singe.

Adieu, petit singe. Je t'aime presque autant que Biribi, qui a cependant une réputation immense à Saint-Pétersbourg.

CHARLES NODIER

Jean-Emmanuel - Charles Nodier, né à Besançon le 29 avril 1780, est mort à Paris le 27 janvier 1844. Peu d'hommes de lettres furent plus heureusement doués, peu d'écrivains ont été plus actifs, plus féconds: charmant conteur, savant philologue, curieux naturaliste, bibliophile passionné, il éparpilla sur mille sujets divers son incroyable facilité, et porta partout l'élégance un peu bril

lantée de son style. Sans but bien sérieux, sans convictions bien profondes, il aima le paradoxe comme un bon avocat aime une cause difficile. Pour lui, comme pour Courier, la forme est tout; les grâces du langage furent sa plus sincère passion. « C'est partout et à tout propos, dit G. Planche, dans la description d'un paysage, comme dans l'analyse d'une passion, dans la révélation d'un caractère, dans le récit d'une catastrophe, dans la peinture d'un amour jeune et frais, le même style harmonieux et souple, diapré comme les ailes d'un papillon, nuancé de mille couleurs, délicat et parfumé comme les fleurs d'un gazon au premier jour de mai. Sa parole ne ressemble à aucune autre parole il la dévide comme un ruban qui commence on ne sait où, dont il ne peut pas même prédire d'avance les couleurs variées, qui ne finit que lorsque lui-même en tranche la trame, et qui sans cela se déroulerait à l'infini et incessamment. >>

Récemment, dans un article de sérieuse et substantielle critique, M. André Lemoyne, après avoir nommé plusieurs humoristes célèbres, Swift, Sterne, Hoffmann, Topfer, ajoute très justement : « Et Charles Nodier, ce dernier surtout, vraiment trop oublié de nos jours! Nous sommes des ingrats pour ce charmant écrivain, érudit, affable, spirituel, dans la belle note française, avec sa fine pointe de raillerie, mordant à fleur de peau, sans jamais entamer l'épiderme. »

Nodier avait tant écrit, qu'il ne savait pas lui-même le nom de tous ses ouvrages. Ce qu'il a publié suffirait pour composer une bibliothèque. Ses premières nouvelles furent les Proscrits, 1802, et le Peintre de Saltzbourg, 1803, imitation de Werther. Parmi ses autres écrits on cite Stella, 1808; Dictionnaire des onomatopées, 1808; Questions de littérature légale, 1812; Jean Sbogar, 1818; Thérèse Aubert, 1819; Voyages pittoresques, 1820; Smarra, 1821; Trilby, 1822; Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, 1830; la Fée aux miettes, 1832; Mademoiselle de Marsan, 1833; le Dernier Banquet des Girondins, 1833; Franciscus Columna, 1844. Les principaux ouvrages ont été réunis sous le titre d'œuvres complètes, 1832-1834, 12 vol. in-8.

En 1824 Charles Nodier fut nommé bibliothécaire de

l'Arsenal, et son salon devint le rendez-vous du Cénacle, du groupe brillant des jeunes écrivains qui tentaient cette révolution littéraire qu'on appela le Romantisme. Alexandre Dumas nous donnera ci-après des détails pleins d'intérêt sur la personne de Nodier et sur la société qui se groupait autour de lui.

Madame Mennessier-Nodier a publié en 1867 un livre intitulé Charles Nodier, épisodes et souvenirs de sa vie. L'intérêt et le charme de ce récit prouvent que l'auteur n'a pas hérité uniquement du nom de son père.

SOUVENIRS DE JEUNESSE

On a peint toutes les voluptés intimes de l'âme; je regrette qu'on n'ait pas décrit la volupté immense qui saisit un cœur de douze ans, formé par un peu d'instruction et par beaucoup de sensibilité à la connaissance du monde vivant, s'emparant de lui comme d'un apanage dans une belle matinée de printemps. C'est ainsi qu'Adam dut voir le monde fait pour lui quand il s'éveilla d'un sommeil d'enfant, au souffle de son créateur. Oh! que la terre me paraissait 1 belle! Oh! comme je suspendais mon haleine pour écouter l'air des bois et les bruits du ruisseau! Que j'aimais le pépiement des oiseaux sous la feuillée, et le bourdonnement des abeilles autour des fleurs! Et j'étais là, comme une autre abeille, caressant du regard ces fleurs, car je les connaissais toutes par leur nom, soit qu'elles s'arrondissent en ombelles tremblantes, soit qu'elles s'épanouissent en coupes ou retombassent en grelots, soit qu'elles émaillassent le gazon, comme de petites étoiles tombées du firmament. Les cheveux abandonnés au vent, je courais pour me convaincre de ma vie et de ma liberté ; je perçais les buissons, je franchissais les fossés, j'escaladais les talus, je bondissais, je criais, je riais, je pleurais de joie, et puis je tombais d'une fatigue pleine de délices, je me roulais sur les pelouses élastiques et embaumées, je m'enivrais de leurs émanations, et, couché, j'embrassais l'horizon bleu d'un regard sans envie en lui disant avec une conviction qui ne se

1. On sait que Charles Nodier avait une horreur profonde pour l'orthographe voltairienne, et qu'il n'a jamais écrit la finale de ses imparfaits et conditionnels autrement que par la lettre o. Nous pardonnerait-il la liberté que nous prenons de gâter nos extraits de ses œuvres par notre profane transcription? Sa fille, Mme Mennessier-Nodier (la respectable et toujours charmante MARIE NODIER), veut bien, par une indulgence spéciale, nous permettre de traiter en cela Charles Nodier comme nous avons traité. barbares que nous sommes ! Racine, Pascal et Bossuet.

retrouve jamais : « Tu n'es pas plus pur et plus paisible que moi... >> C'était pourtant moi qui pensais cela!

Dieu tout-puissant! que vous ai-je fait pour ne pas me rendre, au prix de ce qui me reste de vie, une de ces minutes de mon enfance! Hélas! tout homme qui a éprouvé comme moi l'illusion du premier bonheur et des premières espérances, a subi, sans l'avoir mérité, le châtiment du premier coupable. Nous aussi, nous avons perdu un paradis!

(Séraphine, dans SOUVENIRS DE JEUNESSE, édit. Charpentier.)

SOUVENIRS DE VIEILLESSE

Le plus précieux privilège que la nature ait accordé à l'homme qui vieillit, c'est celui de se ressaisir avec une extrême facilité des impressions de l'enfance. A cet âge de repos, le cours de la vie ressemble à celui d'un ruisseau que la pente rapproche à travers mille détours, des environs de sa source, et qui, libre enfin de tous les obstacles qui ont embarrassé son voyage inutile, vainqueur des rochers qui l'ont brisé à son passage, pur de l'écume des torrents qui a troublé ses eaux, se déroule et s'aplanit tout à coup pour répéter une fois encore, avant de disparaître, les premiers ombrages qui se soient mirés à ses bords. A le voir ainsi, calme et transparent, réfléchir à sa surface immobile les mêmes arbres et les mêmes rivages, on se demanderait volontiers de quel côté il commence, et de quel côté il finit. Il faut qu'un rameau de saule, dont l'orage de la veille lui a confié le débris, flotte un moment sous vos yeux pour vous faire connaître l'endroit vers lequel son penchant l'entraîne. Demain, le fleuve qui l'attend à quelques pas l'aura emporté avec lui, et ce sera pour jamais.

Tous les intermédiaires s'effacent ainsi dans les souvenirs de la vieillesse, reposée des passions orageuses et d'espérances déçues, quand les longs voyages de la pensée ramènent l'homme, de circuit en circuit, parmi la verdure et les fleurs de son riant berceau. Cette volupté est une des plus vives de l'âme, mais elle dure peu; et c'est la seule d'ailleurs que puissent envier à ceux qui ont eu le malheur de vivre longtemps, ceux qui ont eu le bonheur de mourir jeunes.

(Séraphine.)

LA PEINE DE MORT EN MATIÈRE POLITIQUE

Il faut convenir que je gagnai quelque chose à cette escapade, où j'avais joué un si gros jeu sans savoir pourquoi. Il n'y a rien qui attendrisse l'âme et qui la dispose à la tolérance comme le malheur; mais cette disposition s'accroît dans une proportion incroyable en face de cette cruelle légalité des passions politiques, où les peines sont si peu en proportion avec les délits. En temps de révolution,

et quel que soit le parti qui domine, si vous cherchez gens d'esprit et de cœur, exaltation sincère, sensibilité sympathique et bonne conversation, faites-vous ouvrir les prisons d'État. Depuis quarante ans on y a vu passer tout ce qu'il y a de généreux en France, et je doute qu'on eût beaucoup perdu si on avait constitué un patriciat national sur écrou, au lieu de le constituer sur brevets et sur parchemins. Disons mieux : les excellents citoyens qui réclament l'abolition de la peine de mort en matière d'opinion (et plût à Dieu que cet effroyable vestige des sacrifices barbares de nos aïeux disparût de notre législation pour tous les crimes, ce serait un grand crime du moins 1); ceux-là, dis-je, ne sont pas seulement de vrais philanthropes, dignes de la reconnaissance du monde; ce sont encore des philosophes très judicieux et des politiques très profonds. Il n'y a rien qui sollicite le dévouement comme le cri du sang. Tout homme grandit quand il a devant lui la guillotine et le panier. J'ai vu telle des innombrables victimes de nos discordes et de nos réactions qui ne s'est jamais détournée de sa ligne parce que l'échafaud était au bout, et qui aurait rebroussé chemin dès le troisième pas s'il s'était agi de l'admonition d'un commissaire de police ou de l'amende d'un écu. Ce qui nous flattait, nous, ce qui nous entraînait irrésistiblement, et je le sais bien, c'était la possibilité, c'était l'espoir de mourir, c'était l'émotion du peuple qui nous regarderait aller, l'idée vague que nous laisserions dans un cœur de femme le souvenir d'enthousiasme ou du moins d'attendrissement que nous garderait un parti. La représentation de la mort, pour une cause que l'on s'est accoutumé à croire bonne, en fait oublier le dénouement; êt puis, quand on a la vanité de son temps ou celle d'un caractère jaloux de célébrité, qu'importe quelle main vous jettera sous les yeux de l'histoire, fût-ce la main du bourreau! Aussi voyez comme ils meurent, et tuez-les encore, si vous l'osez, les royalistes, les républicains, les impériaux, les carbonari, les proscrits de toutes couleurs! Ils font envie à leurs juges.

(Thérèse.)

L'EXÉCUTION D'UN DÉSERTEUR

Il est un de nos prisonniers dont le souvenir a laissé dans mon cœur une profonde impression de regret. C'était un capitaine de cavalerie, nommé Scheyck, qui avait émigré au commencement de la Révolution avec son régiment, et que les sots dédains de Coblentz, l'ennui de l'inactivité, l'amour de la patrie sans doute, et peut-être aussi quelque changement de principes déterminé par l'âge et par la réflexion, avaient décidé plus tard, mais trop tard, deux ou trois mois après les délais de rigueur, à revoir son pays étourdiment abandonné dans la confusion d'une équipée militaire. Comme il

1. Très bien, dit M. Alphonse Karr; qu'on abolisse la peine de mort mais que messieurs les assassins commencent!

« PreviousContinue »