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Moi, messieurs, voyant cela, je le fis assigner. Ah! faute irréparable! Mon supérieur, mon maire, le plus riche propriétaire de toute la commune, l'attaquer en justice! Moi, pauvre paysan, domestique renvoyé, lui demander mon dû! Je fis cette folie, dont je me repens bien, et je vous jure que de ma vie, dussé-je mourir de faim, jamais plus ne m'arrivera de faire assigner un maire. Aussi bien que me sert-il?

M. de B... comparut devant le juge de paix, fit serment, leva la main qu'il ne me devait rien, et je perdis mes cinquante francs, et toujours : « Tu me le payeras. » Il m'a tenu parole; je lui paye bien l'argent qu'il me devait.

Dès lors on me conseilla de quitter le pays. « Va-t'en, Blondeau, va-t'en, me dit un de nos voisins; que veux-tu faire ici ayant fâché le maire ? le maire est plus maître ici que le roi à Paris. Procès, amende, prison, voilà ce qui t'attend. Plus de repos pour toi, plus de travail paisible. Tu ne mangeras plus morceau qui te profite, ayant fâché le maire. Va-t'en, pauvre Blondeau. » Il n'avait que trop de raison de me parler ainsi. Je devais le croire, partir, vendre mon quartier de terre, emmener ma famille. Mais environ ce temps je trouvai à me placer fort avantageusement, à ce qu'il me semblait. M. Courier me prit pour garde de ses bois, et je me crus heureux d'entrer à son service. Je pensais qu'étant chez lui, qui passe pour bon homme, quoique peu de gens l'aient vu et que personne ne le connaisse, je pourrais vivre tranquille. En cela, je me trompais, comme vous allez voir.

Je fus accusé, peu après, d'avoir dit à M. le maire, causant avec lui dans son parc : « Allez vous promener ». C'est la déposition de quelques-uns des témoins que vous avez entendus. D'autres disent que j'ai dit : « Allez vous faire pendre »; d'autres enfin prétendent que je n'ai rien dit du tout. L'affaire était sérieuse. J'avais tout à redouter, vu le nombre et le crédit de ceux qui m'attaquaient; car chacun s'en mêlait le maire portait plainte; le procureur du roi me poursuivait à outrance; le domaine me menaçait de m'òter mon état de garde particulier. Le préfet même daigna, et plus d'une fois, écrire aux juges contre moi. Les puissances de Tours étaient coalisées pour écraser Blondeau

Et l'occasion de tout cela, c'est qu'en effet j'avais parlé à M. le maire, grande imprudence assurément. Si j'eusse pu m'en dispenser! Mais le moyen? On avait volé quatre grands arbres dans mes bois; et ces arbres pour les saisir chez les voleurs assez connus, il me fallait non seulement l'autorisation de M. le maire, mais sa présence, suivant la loi. Je fus le trouver et le requis, mon procèsverbal à la main, de m'accompagner; je lui fis lecture de la loi le tout en vain; il refusa, et fut cause que, huit jours après, on nous coupa vingt autres arbres choisis dans toute la forêt, les plus grands de tous, les plus beaux, et avec le même succès et depuis, une fois encore....; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Il refusa de m'accompagner, sans autre raison que son plaisir, et de là même

prit prétexte de me faire un procès, de se plaindre, disant que je l'avais insulté. Quelle apparence? je n'en fis que rire. Mais, me voyant tant d'ennemis, et que tous ceux qui pouvaient me nuire s'y employaient avec chaleur, j'eus recours à M. Courier. Je lui dis: « Aidez-moi; la chose vous regarde. Parlez; faites agir vos amis. » Mais il me répondit : « Mes amis sont à Rome, à Naples, à Paris, à Constantinople, à Moscou. Mes amis s'occupent beaucoup de ce que l'on faisait il y a deux mille ans, peu de ce qu'on fait à présent. - S'il en est ainsi, lui dis-je, qui me protégera? qui prendra ma défense? j'ai contre moi tout le monde. »

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Alors il me répond : « Blondeau, que vous êtes simple! mettez le feu à mes bois, au lieu de les garder, et vous ne manquerez pas de protecteurs. Vous aurez pour appui tout ce qui pense bien dans le département. L'homme le plus méprisé, le plus vil, le plus abject de la province entière a trouvé des amis, des parents, même parmi les magistrats de Tours, dès qu'il m'a voulu faire quelque mal; et pour avoir chassé ma femme de chez elle, il va recevoir de moi deux mille francs à titre de dommages et intérêts. Le fripon qui me vola l'an passé la moitié d'une coupe de bois, obtient de l'équité des juges un léger encouragement de huit cents francs, que je lui paye comme indemnité. Ces gens-ci, aujourd'hui, sous la sauvegarde de toutes les autorités, coupent mes plus beaux arbres, les serrent paisiblement chez eux; défense de les troubler. Demain ils me plaideront sur le vol qu'ils m'ont fait, et gagneront assurément. Faites comme eux; vous serez favorisé de même. Si, au lieu de me piller, vous défendez mon bien, vous irez en prison; attendez-vous à cela.

UNE AVENTURE TERRIBLE

Lettre à Mme Pigalle

Resina, près Portici, le 1er novembre 1807.

Je disais donc que mes aventures sont diverses, mais toutes cu rieuses, intéressantes; il y a du plaisir à les entendre, et plus encore, je m'imagine, à vous les conter. C'est une expérience que nous ferons au coin du feu, quelque jour. J'ai de quoi vous amuser, et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous faire peur, vous faire dormir. Mais pour vous écrire tout, ah! vraiment, vous plaisantez : Mme Radcliffe n'y suffirait pas. Cependant je sais que vous n'aimez pas à être refusée et, comme je suis complaisant, quoi qu'on en dise, voici, en attendant, un petit échantillon de mon histoire, mais c'est du noir, prenez-y garde. Ne lisez pas cela en vous couchant : vous en rêveriez, et pour rien au monde je ne voudrais vous avoir donné le cauchemar.

Un jour, je voyageais en Calabre, c'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux

Français. De vous dire pourquoi, cela serait long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure.... ma foi, comme ce monsieur que nous vimes au Rincy; vous en souvenez-vous? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c'est la vérité. Dans ces montagnes, les chemins sont des précipices; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine, mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut une faute; devais-je me fier à une tête de vingt ans? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois, mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon; mais comment faire? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, cù du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier: nous voilà mangeant et buvant, lui, du moins; car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi ! Mon camarade, au contraire, il était de la famille, il riait, il causait avec eux; et, par une imprudence que j'aurais dû prévoir (mais quoi! s'il était écrit...), il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, qui nous étions; Français, imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pourrait nous perdre, il fit le riche, promit à tous ces gens, pour la dépense et pour nos guides, le lendemain ce qu'ils voulurent. Enfin, il parla de sa valise, priant qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit; il ne voulait point, disaitil, d'autre traversin. Ah! jeunesse ! jeunesse ! que votre âge est à plaindre! Cousine, on crut que nous portions les diamants de la

couronne.

Le souper fini, on nous laisse; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept à huit pieds, où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise. Moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m'assis auprès. La nuit s'était passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi mon hôte et sa femme parler et se disputer; et, prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari. Eh bien! enfin, voyons, faut-il les tuer tous deux? A quoi la femme répondit: Oui. Et je n'entendis plus rien.

Que vous dirais-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. Dieu! quand j'y pense encore!... Nous deux presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant! Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! D'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups... En quelle peine je me trouvais, imaginez-le si vous pouvez. Au bout d'un quart d'heure qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et, par les fentes de la porte, je vis le père, sa lampe dans la main, dans l'autre un de ses grands couteaux, il montait, sa femme après lui; moi derrière la porte : il ouvrit ; mais avant d'entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre; puis il entre pieds nus, et elle de dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : Doucement, va doucement. Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau entre les dents; et, venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau et de l'autre... Ah! cousine... Il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille à grand bruit vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : Faut-il les tuer tous deux? Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait. Cousine, obligez-moi : ne contez pas cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous me la gâteriez. Tenez, je ne vous flatte point; c'est votre figure qui nuirait à l'effet du récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? prenez des sujets qui aillent à votre air, Psyché, par exemple.

(OEuvres complètes, édition d'Armand Carrel,chez Paulin et Perrotin.)

JOSEPH DE MAISTRE

Joseph de Maistre, né à Chambéry d'une famille d'origine française, le 1er avril 1754, mourut à Turin le 26 février 1821.

Élevé dans les traditions d'une piété austère, il déplora la dissolution de la Compagnie de Jésus, et se considéra désor

mais comme le défenseur des Jésuites. Frappé du déclin apparent du catholicisme, il s'imposa la tâche d'en démontrer les lois nécessaires, sociales, civilisatrices, imprescriptibles. Nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il y passa de longues années et y écrivit en français ses principaux ouvrages. Il se sépara absolument des idées nouvelles et osa écrire que «< nul n'avait haï plus que lui la Révolution française. >> Sa conviction profonde donne à sa parole une fermeté et une autorité impérieuses. Chez lui le style est comme la pensée, hautain et brusquement despotique; il n'est pas exempt d'affectation, de rhétorique et de mauvais goût, mais il est presque toujours original, vif, brillant et animé jusque dans les sujets les plus tristes.

L'homme d'ailleurs valait mieux que le théoricien. Ce qui peut lui faire pardonner ses doctrines implacables, son aveuglement absolu sur la véritable condition humaine, dont il n'a dans ses écrits ni compris ni consolé les douleurs, c'est qu'il fut un homme de bien, qu'il fut meilleur que ses œuvres, et que les préventions irritées de son esprit ne firent point défaillir les générosités de son cœur.

Ses principaux ouvrages sont : Considérations sur la France, 1796; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, 1810; Sur les délais de la justice divine, 1816; du Pape, 1819; les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1822. C'est dans ce dernier livre que se trouve le fameux passage du Bourreau.

On a publié aussi des Lettres et opuscules inédits de Joseph de Maistre, Paris, 1853, 2 vol. in-12; des Lettres inédites, Saint-Pétersbourg, 1858, in-8; ses Mémoires politiques et sa Correspondance diplomatique, Paris, 1858, 2 vol. in-8; Quatre chapitres inédits sur la Russie, Paris, 1859, in-8; Lettres d'un royaliste savoisien à ses compatriotes, 1871, in-8; des OEuvres inédites, Mélanges, 1870, in-8.

Xavier de Maistre, frère de Joseph, né à Chambéry en octobre 1763, est mort à Saint-Pétersbourg, le 12 juin 1852. Le Voyage autour de ma chambre, publié à Turin en 1794, est un petit livre, mais il a suffi à faire durer le nom de son auteur. « Cette bluette, dans le genre de Sterne, abonde en observations fines, exprimées dans une langue délicate,

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