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du Panthéon : « Je la placerai dans les airs. » Et en effet SaintPierre est un temple posé sur une église. Il y a quelque alliance des religions antiques et du christianisme dans l'effet que produit sur l'imagination l'intérieur de cet édifice. Je vais m'y promener 'souvent, pour rendre à mon âme la sérénité qu'elle perd quelquefois. La vue d'un tel monument est comme une musique continuelle et fixée, qui vous attend pour vous faire du bien quand vous vous en approchez; et certainement il faut mettre au nombre des titres de notre nation à la gloire la patience, le courage et le désintéressement des chefs de l'Église qui ont consacré cent cinquante années, tant d'argent et tant de travaux à l'achèvement d'un édifice dont ceux qui l'élevaient ne pouvaient se flatter de jouir. C'est un service rendu, même à la morale publique, que de faire don à une nation d'un monument qui est l'emblème de tant d'idées nobles et généreuses. Oui, répondit Oswald, ici les arts ont de la grandeur, l'imagination et l'invention sont pleines de génie mais la dignité de l'homme même, comment y est-elle défendue? Quelles institutions, quelle faiblesse dans la plupart des gouvernements d'Italie! et, quoiqu'ils soient si faibles, combien ils asservissent les esprits! D'autres peuples, interrompit Corinne, ont supporté le joug comme nous, et ils ont de moins l'imagination qui fait rêver une autre destinée :

Servi siam, sí, ma servi ognor frementi.

« Nous sommes esclaves, mais des esclaves toujours frémissants, dit Alfieri, le plus fier de nos écrivains modernes. Il y a tant d'àme dans nos beaux-arts, que peut-être un jour notre caractère égalera notre génie.

<«<Regardez, continua Corinne, ces statues placées sur les tombeaux, ces tableaux en mosaïque, patientes et fidèles copies des chefsd'œuvre de nos grands maîtres. Je n'examine jamais Saint-Pierre en détail, parce que je n'aime pas à y trouver ces beautés multipliées qui dérangent un peu l'impression de l'ensemble. Mais qu'est-ce donc qu'un monument où les chefs-d'œuvre de l'esprit humain euxmêmes paraissent des ornements superflus! Ce temple est comme un monde à part. On y trouve un asile contre le froid et la chaleur, Il a ses saisons à lui, son printemps perpétuel, que l'atmosphère du dehors n'altère jamais. Une église souterraine est bâtie sous le parvis de ce temple; les papes et plusieurs souverains des pays étrangers y sont ensevelis: Christine, après son abdication; les Stuarts, depuis que leur dynastie est renversée. Rome depuis longtemps est l'asile des exilés du monde; Rome elle-même n'est-elle pas détrônée! Son aspect console les rois dépouillés comme elle.

« Placez-vous ici, dit Corinne à lord Nelvil, près de l'autel, au milieu de la coupole : vous apercevrez à travers les grilles de fer l'église des morts qui est sous nos pieds, et, en relevant les yeux, Vos regards atteindront à peine au sommet de la voûte. Ce dôme,

en le considérant même d'en bas, fait éprouver un sentiment de terreur. On croit voir des abîmes suspendus sur sa tête. Tout ce qui est au delà d'une certaine proportion cause à l'homme, à la créature bornée, un invincible effroi. Ce que nous connaissons est aussi inexplicable que l'inconnu; mais nous avons, pour ainsi dire, pratiqué notre obscurité habituelle, tandis que de nouveaux mystères nous épouvantent, et mettent le trouble dans nos facultés.

<< Toute cette église est ornée de marbres antiques, et ses pierres en savent plus que nous sur les siècles écoulés. Voici la statue de Jupiter, dont on a fait un saint-Pierre, en lui mettant une auréole sur la tête. L'expression générale de ce temple caractérise parfaitement le mélange des dogmes sombres et des cérémonies brillantes; un fond de tristesse dans les idées, mais dans l'application la mollesse et la vivacité du midi; des intentions sévères, mais des interprétations très douces; la théologie chrétienne et les images du paganisme; enfin la réunion la plus admirable de l'éclat et de la majesté que l'homme peut donner à son culte envers la Divinité.

-

<< Les tombeaux décorés par les merveilles des beaux-arts ne présentent point la mort sous un aspect redoutable. Ce n'est pas tout à fait comme les anciens, qui sculptaient sur les sarcophages des danses et des jeux; mais la pensée est détournée de la contemplation d'un cercueil par les chefs-d'œuvre du génie. Ils rappellent l'immortalité sur l'autel même de la mort; et l'imagination, animée par l'admiration qu'ils inspirent, ne sent pas, comme dans le Nord, le silence et le froid, immuables gardiens des sépulcres. Sans doute, dit Oswald, nous voulons que la tristesse environne la mort; et même avant que nous fussions éclairés par les lumières du christianisme, notre mythologie ancienne, notre Ossian ne place à côté de la tombe que les regrets et les chants funèbres. Ici vous voulez oublier et jouir; je ne sais si je désirerais que votre beau ciel me fit ce genre de bien. Ne croyez pas cependant, reprit Corinne, que notre caractère soit léger, et notre esprit frivole. Il n'y a que la vanité qui rende frivole; l'indolence peut mettre quelques intervalles de sommeil ou d'oubli dans la vie, mais elle n'use ni ne flétrit les cœurs; et, malheureusement pour nous, on peut sortir de cet état par des passions plus profondes et plus terribles que celles des âmes habituellement actives. »>

En achevant ces mots, Corinne et lord Nelvil s'approchaient de la porte de l'église. « Encore un dernier coup d'œil vers ce sanctuaire immense, dit-elle à lord Nelvil. Voyez comme l'homme est peu de chose en présence de la religion, alors même que nous sommes réduits à ne considérer que son emblème matériel! Voyez quelle immobilité, quelle durée les mortels peuvent donner à leurs œuvres, tandis qu'eux-mêmes ils passent si rapidement, et ne survivent que par le génie. Ce temple est une image de l'infini; il n'y a point de terme aux sentiments qu'il fait naître, aux idées qu'il retrace, à l'immense quantité d'années qu'il rappelle à la réflexion, soit dans

le passé, soit dans l'avenir; et, quand on sort de son enceinte, il semble qu'on passe des pensées célestes aux intérêts du monde, et de l'éternité religieuse à l'air léger du temps. »>

Corinne fit remarquer à lord Nelvil, lorsqu'ils furent hors de l'église, que sur ses portes étaient représentées en bas-relief les Métamorphoses d'Ovide. « On ne se scandalise point à Rome, lui dit-elle, des images du paganisme, quand les beaux-arts les ont consacrées. Les merveilles du génie portent toujours à l'âme une impression religieuse, et nous faisons hommage au culte chrétien de tous les chefs-d'œuvre que les autres cultes ont inspirés. » Oswald sourit à cette explication. « Croyez-moi, milord, continua Corinne, il y a beaucoup de bonne foi dans les sentiments des nations dont l'imagination est très vive. »

(Ch. III.)

LE CAPITOLE

Corinne se fit conduire au pied de l'escalier du Capitole actuel. L'entrée du Capitole ancien était par le Forum. « Je voudrais bien, dit Corinne, que cet escalier fût le même que monta Scipion, lorsque, repoussant la calomnie par la gloire, il alla dans le temple pour rendre grâces aux dieux des victoires qu'il avait remportées. Mais ce nouvel escalier, mais ce nouveau Capitole a été bâti sur les ruines de l'ancien, pour recevoir le paisible magistrat qui porte à lui tout seul ce nom immense de sénateur romain, jadis l'objet des respects de l'univers. Ici nous n'avons plus que des noms; mais leur harmonie, mais leur antique dignité cause toujours une sorte d'ébranlement, une sensation assez douce, mêlée de plaisir et de regret. Je demandais l'autre jour à une pauvre femme que je rencontrai, où elle demeurait. A la Roche Tarpéienne, me réponditelle; et ce mot, bien que dépouillé des idées qui jadis y étaient attachées, agit encore sur l'imagination. »

Oswald et Corinne s'arrêtèrent pour considérer les deux lions de basalte qu'on voit au pied de l'escalier du Capitole. Ils viennent d'Égypte; les sculpteurs égyptiens saisissaient avec bien plus de génie la figure des animaux que celle des hommes. Ces lions du Capitole sont noblement paisibles, et leur genre de physionomie est la véritable image de la tranquillité dans la force.

A guisa di leon, quando si posa 1.

Non loin de ces lions, on voit une statue de Rome mutilée, que les Romains modernes ont placée là, sans songer qu'ils donnaient ainsi le plus parfait emblème de leur Rome actuelle. Cette statue n'a ni tête ni pieds; mais le corps et la draperie qui restent ont encore des beautés antiques. Au haut de l'escalier sont deux co

1. A la manière du lion, quand il se repose. (Dante.)

DEMOGEOT,

II.

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losses qui représentent, à ce qu'on croit, Castor et Pollux, puis les trophées de Marius, puis deux colonnes milliaires qui servaient à mesurer l'univers romain, et la statue équestre de Marc-Aurèle, belle et calme au milieu de ces divers souvenirs. Ainsi tout est là, les temps héroïques représentés par les Dioscures, la république par les lions, les guerres civiles par Marius, et les beaux temps des empereurs par Marc-Aurèle.

En avançant vers le Capitole moderne, on voit à droite et à gauche deux églises bâties sur les ruines du temple de Jupiter Férétrien et de Jupiter Capitolin. En avant du vestibule est une fontaine présidée par deux fleuves, le Nil et le Tibre, avec la louve de Romulus. On ne prononce pas le nom du Tibre comme celui des fleuves sans gloire; c'est un des plaisirs de Rome que de dire: Conduisez-moi sur les bords du Tibre; traversons le Tibre. Il semble qu'en prononçant ces paroles on évoque l'histoire, et qu'on ranime les morts. En allant au Capitole, du côté du Forum, on trouve à droite les prisons Mamertines. Ces prisons furent d'abord construites par Ancus Martius, et servaient alors aux criminels ordinaires. Mais Servius Tullius en fit creuser sous terre de beaucoup plus cruelles, pour les criminels d'État, comme si ces criminels n'étaient pas ceux qui méritent le plus d'égards, puisqu'il peut y avoir de la bonne foi dans leurs erreurs. Jugurtha et les complices de Catilina périrent dans ces prisons on dit aussi que saint Pierre et saint Paul y ont été renfermés. De l'autre côté du Capitole est la roche Tarpéienne; au pied de cette roche, on trouve aujourd'hui un hôpital, appelé l'hôpital de la Consolation. Il semble que l'esprit sévère de l'antiquité et la douceur du christianisme soient ainsi rapprochés dans Rome à travers les siècles, et se montrent aux regards comme à la réflexion.

Quand Oswald et Corinne furent arrivés au haut de la tour du Capitole, Corinne lui montra les sept collines, la ville de Rome, bornée d'abord au mont Palatin, ensuite aux murs de Servius Tullius, qui renfermaient les sept collines, enfin, aux murs d'Aurélien, qui servent encore aujourd'hui d'enceinte à la plus grande partie de Rome. Corinne rappela les vers de Tibulle et de Properce, qui se glorifient des faibles commencements dont est sortie la maîtresse du monde. Le mont Palatin fut à lui seul tout Rome pendant quelque temps; mais dans la suite le palais des empereurs remplit l'espace qui avait suffi pour une nation. Un poète du temps de Néron fit à cette occasion cette épigramme : Rome ne sera bientôt plus qu'un palais. Allez à Véies, Romains, si toutefois ce palais n'occupe pas déjà Veies même.

Les sept collines sont infiniment moins élevées qu'elles ne l'étaient autrefois, lorsqu'elles méritaient le nom de monts escarpés. Rome moderne est élevée de quarante pieds au-dessus de Rome ancienne. Les vallées qui séparaient les collines se sont presque comblées par le temps et par les ruines des édifices; mais, ce qui est plus singulier encore, un amas de vases brisés a élevé deux

collines nouvelles 1, et c'est presque une image des temps modernes, que ces progrès ou plutôt ces débris de la civilisation, mettant de niveau les montagnes avec les vallées, effaçant, au moral comme au physique, toutes les belles inégalités produites par la nature.

Trois autres collines 2, non comprises dans les sept fameuses, donnent à la ville de Rome quelque chose de si pittoresque, que c'est peut-être la seule ville qui par elle-même, et dans sa propre enceinte, offre les plus magnifiques points de vue. On y trouve un mélange si remarquable de ruines et d'édifices, de campagnes et de déserts, qu'on peut contempler Rome de tous les côtés, et voir toujours un tableau frappant dans la perspective opposée.

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Oswald ne pouvait se lasser de considérer les traces de l'antique Rome du point élevé du Capitole où Corinne l'avait conduit. La lecture de l'histoire, les réflexions qu'elle excite, agissent bien moins sur notre âme que ces pierres en désordre, que ces ruines mêlées aux habitations nouvelles. Les yeux sont tout-puissants sur l'âme après avoir vu les ruines romaines, on croit aux antiques Romains, comme si l'on avait vécu de leur temps. Les souvenirs de l'esprit sont acquis par l'étude, les souvenirs de l'imagination naissent d'une impression plus immédiate et plus intime, qui donne de la vie à la pensée, et nous rend, pour ainsi dire, témoins de ce que nous avons appris. Sans doute on est importuné de tous ces bâtiments modernes qui viennent se mêler aux antiques débris. Mais un portique debout à côté d'un humble toit, mais des colonnes entre lesquelles de petites fenêtres d'église sont pratiquées, tombeau servant d'asile à toute une famille rustique, produisent je ne sais quel mélange d'idées grandes et simples, je ne sais quel plaisir de découverte qui inspire un intérêt continuel. Tout commun, tout est prosaïque dans l'extérieur de la plupart de nos villes européennes; et Rome, plus souvent qu'aucune autre, présente le triste aspect de la misère et de la dégradation; mais tout à coup une colonne brisée, un bas-relief à demi détruit, des pierres liées à la façon indestructible des architectes anciens, vous rappellent qu'il y a dans l'homme une puissance éternelle, une étincelle divine, et qu'il ne faut pas se lasser de l'exciter en soimême, et de la ranimer dans les autres.

(Ch. IX)

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st

P.-L. COURIER

Paul-Louis Courier de Méré, né à Paris le 4 janvier 1772, est mort à Véretz (Touraine) le 10 avril 1825. Officier d'ar

1. Le mont Citorio et le mont Testacio. 2. Le Janicule, le Vatican et le Pincio.

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