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Mais lorsque, jetant les yeux autour de nous, nous apercevions les horizons noirs et plats de la Germanie, ce ciel sans lumières qui semble vous écraser sous sa voûte abaissée, ce soleil impuissant qui ne peint les objets d'aucune couleur; quand nous venions à nous rappeler les paysages éclatants de la Grèce, la haute et riche bordure de leurs horizons, le parfum de nos orangers, la beauté de nos fleurs, l'azur velouté d'un ciel où se joue une lumière dorée, alors il nous prenait un désir si violent de revoir notre terre natale, que nous étions près d'abandonner les aigles. Il n'y avait qu'un Grec parmi nous qui blâmât ces sentiments, qui nous exhortât à remplir nos devoirs et à nous soumettre à notre destinée. Nous le prenions pour un lâche quelque temps après il combattit et mourut en héros, et nous apprîmes qu'il était chrétien.

Les Francs avaient été surpris par Constance : ils évitèrent d'abord le combat; mais, aussitôt qu'ils eurent rassemblé leurs guerriers, ils vinrent audacieusement au-devant de nous, et nous offrirent la bataille sur le rivage de la mer. On passa la nuit à se préparer de part et d'autre, et le lendemain, au lever du jour, les armées se trouvèrent en présence.

La légion de Fer et la Foudroyante 1 occupaient le centre de l'armée de Constance 2.

En avant de la première ligne paraissaient les vexillaires, distingués par une peau de lion qui leur couvrait la tête et les épaules. Ils tenaient levés les signes militaires des cohortes, l'aigle, le dragon, le loup, le minotaure. Ces signes étaient parfumés et ornés de branches de pin, au défaut de fleurs.

Les hastati, chargés de lances et de boucliers, formaient la première ligne après les vexillaires.

Les princes, armés de l'épée, occupaient le second rang, et les triarii venaient au troisième. Ceux-ci balançaient le pilum de la main gauche; leurs boucliers étaient suspendus à leurs piques plantées devant eux, et ils tenaient le genou droit en terre, en attendant le signal du combat.

Des intervalles ménagés dans la ligne des légions étaient remplis par des machines de guerre.

A l'aile gauche de ces légions, la cavalerie des alliés déployait son rideau mobile. Sur des coursiers tachetés comme des tigres et prompts comme des aigles, se balançaient avec grâce les cavaliers de Numance, de Sagonte, et des bords enchantés du Bétis. Un léger chapeau de plumes ombrageait leur front, un petit manteau de laine noire flottait sur leurs épaules, une épée recourbée retentissait à leur côté. La tête penchée sur le cou de leurs chevaux, les rênes entre les dents, deux courts javelots à la main, ils volaient à l'ennemi. Le jeune Viriate entraînait après lui la fureur de ses

1. Outre le numéro de son rang, la légion portait encore un nom tiré de ses divinités, de son pays et de ses exploits. (Châteaubriand.) 2. Constance Chlore.

cavaliers rapides. Des Germains d'une taille gigantesque étaient entremêlés çà et là, comme des tours, dans le brillant escadron. Ces barbares avaient la tête enveloppée d'un bonnet; ils maniaient d'une main une massue de chêne, et montaient à cru des étalons sauvages. Auprès d'eux, quelques cavaliers numides, n'ayant pour toute arme qu'un arc, pour tout vêtement qu'une chlamyde, frissonnaient sous un ciel rigoureux.

A l'aile opposée de l'armée se tenait immobile la troupe superbe des chevaliers romains leur casque était d'argent, surmonté d'une louve de vermeil; leur cuirasse étincelait d'or, et un large baudrier d'azur suspendait à leur flanc une lourde épée ibérienne. Sous leurs selles ornées d'ivoire s'étendait une housse de pourpre, et leurs mains, couvertes de gantelets, tenaient les rênes de soie qui leur servaient à guider de hautes cavales plus noires que la nuit.

Les archers crétois, les vélites 1 romains et les différents corps des Gaulois étaient répandus sur le front de l'armée. L'instinct de la guerre est si naturel chez ces derniers, que souvent, dans la mêlée, les soldats deviennent des généraux, rallient leurs compagnons dispersés, ouvrent un avis salutaire, indiquent le poste qu'il faut prendre. Rien n'égale l'impétuosité de leurs attaques: tandis que le Germain délibère, ils ont franchi les torrents et les monts; vous les croyez au pied de la citadelle, et ils sont au haut du retranchement emporté. En vain les cavaliers les plus légers voudraient les devancer à la charge, les Gaulois rient de leurs efforts, voltigent à la tête des chevaux, et semblent leur dire : « Vous saisiriez plutôt les vents sur la plaine, ou les oiseaux dans les airs. >>

Tous ces barbares avaient la tête élevée, les couleurs vives, les yeux bleus, le regard farouche et menaçant, ils portaient de larges braies, et leur tunique était chamarrée de morceaux de pourpre, un ceinturon de cuir pressait à leur côté leur fidèle épée. L'épée du Gaulois ne le quitte jamais mariée, pour ainsi dire, son maître, elle l'accompagne pendant la vie, elle le suit sur le bûcher funèbre, et descend avec lui au tombeau. Tel était le sort qu'avaient jadis les épouses dans les Gaules, tel est aussi celui qu'elles ont encore au rivage de l'Indus.

Enfin, arrêtée comme un nuage menaçant sur le penchant d'une colline, une légion chrétienne, surnommée la Pudique, formait derrière l'armée le corps de réserve et la garde de César. Elle remplaçait auprès de Constance la légion thébaine égorgée par Maximien. Victor, illustre guerrier de Marseille, conduisait au combat les milices de cette religion, qui porte aussi noblement la casaque du vétéran que le cilice de l'anachorète.

Cependant l'œil était frappé d'un mouvement universel, on voyait les signaux du porte-étendard qui plantait le jalon des lignes, la course impétueuse du cavalier, les ondulations des soldats qui se nivelaient sous le cep du centurion. On entendait de toutes parts

1. Infanterie légère des Romains.

DEMOGEOT.

11. 11

les grêles hennissements des coursiers, le cliquetis des chaînes, les sourds roulements des balistes et des catapultes, les pas réguliers de l'infanterie, la voix des chefs qui répétaient l'ordre, le bruit des piques qui s'élevaient et s'abaissaient au commandement des tribuns. Les Romains se formaient en bataille aux éclats de la trompette, de la corne et du lituus, et nous, Crétois, fidèles à la Grèce au milieu de ces peuples barbares, nous prenions nos rangs au son de la lyre.

(Livre VI.)

MADAME DE STAEL

Anne-Louise-Germaine Necker, née à Paris le 22 avril 1766, épousa en 1786 le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède en France.

La première période de sa vie littéraire nous la montre à la fin du XVIIIe siècle environnée des derniers représentants de cette époque, des Buffon, des Thomas, des Marmontel, des Sedaine, des Raynal, dans le salon de son père, le ministre philosophe, écoutant de savantes conversations, occupée de sérieuses lectures, s'exerçant au grand art d'écrire par diverses compositions dramatiques, et révélant les tendances de sa pensée et le point de départ de ses opinions par ses Lettres sur le caractère et les écrits de J.-J. Rousseau (1788). Sous le Directoire, elle exerça par ses salons une grande influence; sous Bonaparte, son crédit baissa. Exilée à quarante lieues de Paris (1802), Mme de Staël, qui avait déjà publié coup sur coup le livre De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), et le roman de Delphine (1801), quitta la France; en 1803 et 1804, elle visita une première fois l'Allemagne, qu'elle devait revoir en 1808, et étudia la littérature allemande avec Goethe, Wieland, Schiller. Elle alla ensuite en Italie, où elle écrivit Corinne, son chef-d'œuvre (1805). En 1810, son livre De l'Allemagne, alors sous presse, fut saisi par la police impériale. Mme de Staël, rentrée en France depuis 1806, fut de nouveau exilée. Elle habita successivement sa terre de Coppet dans le canton

de Vaud, Vienne, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Suède et Londres, et ne revint qu'en 1815 à Paris, où elle mourut le 14 juillet 1817. L'Allemagne, interdite en France, parut à Londres en 1813.

Ses OEuvres complètes ont été réunies par son fils, Paris, 1820-1821, 17 vol. in-12; et 1830-1836, 3 vol. gr. in-8, édition augmentée d'écrits inédits. M. de Gérando a publié en 1878 des Lettres inédites de Mme Récamier et de Mme de Staël, 1 vol. in-12. Voir Sainte-Beuve, Lundis, Portraits littéraires de femmes, et Nouveaux Lundis.

Consulter aussi dans la Revue des Deux Mondes, 18801882, Oth. d'Haussonville, le Salon de Mme Necker, d'après les archives de Coppet.

Douée de tous les talents, accessible à toutes les idées vraies, à toutes les émotions généreuses, amie de la liberté, passionnée pour les élégances de la société et des arts, parcourant tour à tour toutes les régions de la pensée, depuis les considérations sévères de la politique et de la philosophie jusqu'aux sphères les plus brillantes de l'imagination, Mme de Staël réunit les éléments les plus divers, mais sans confusion et sans disparate. Une harmonie pleine de beauté coordonne chez elle toutes les forces de l'esprit et du cœur. Ce qui éclate dans cette heureuse nature, ce n'est pas une ou deux facultés particulières, grandies et alimentées aux dépens de toutes les autres : c'est l'être tout entier dans une noble et féconde unité. C'est bien d'elle qu'on peut dire, ce qu'elle regardait comme l'éloge suprême d'un grand écrivain, non pas : « Elle a de l'esprit, elle a de l'imagination, » mais simplement : « Elle a de l'âme »; son talent, c'est elle-même, c'est sa vie mise à chaque instant au dehors par une expansion naturelle.

L'impression générale que laissent les œuvres de Mme de Staël a quelque chose de moral et de bienfaisant. Nulle part on ne sent mieux l'union intime du bien et du beau : c'est un des effets de l'harmonie puissante de ce noble génie. Elle ne prêche pas la vertu elle l'inspire. Elle parle de littérature, et l'on se sent enflammé d'amour pour Dieu, pour la patrie, pour le genre humain. « Faire une belle ode, dit-elle, c'est rêver l'héroïsme. » Quelle poétique nou

velle pour les hommes de la fin du XVIIIe siècle que des paroles comme celles qui suivent « Si l'on osait, ditelle, donner des conseils au génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu'on devrait lui adresser il faudrait parler aux poètes comme à des citoyens, comme à des héros; il faudrait leur dire : Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres; respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalité dans l'amour, et la divinité dans la nature, enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l'ange des nobles pensées ne dédaignera pas d'y apparaître 1!»

Avant Mme de Staël, la littérature allemande était encore pour nous un monde inconnu, bien plus, un monde dédaigné et moqué. Voltaire se bornait à souhaiter aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes. Mme de Staël prit une glorieuse initiative. Déjà dans ses œuvres précédentes elle avait montré toute la force de son esprit; dans l'Allemagne elle s'éleva au-dessus d'elle-même en s'arrachant aux préjugés français et en renonçant au point de vue sensualiste de la philosophie du dix-huitième siècle. C'est peut-être là le plus grand service que ce généreux esprit ait rendu à la France et à la philosophie. La sphère où vivaient Goethe, Schiller, Kant et Hegel s'ouvrit à nos regards. Si l'auteur ne comprit pas toujours ces grands hommes, elle donna du moins le désir de les connaître. Ses erreurs mêmes sont moins nombreuses qu'on ne s'est plu à le dire l'instinct du vrai et du beau chez elle (c'est un Allemand qui lui rend ce témoignage) suppléait à l'imperfection nécessaire des connaissances.

DE L'ALLEMAGNE

ASPECT DU PAYS

La multitude et l'étendue des forêts indiquent une civilisation encore nouvelle le vieux sol du midi ne conserve presque plus d'arbres, et le soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L'Allemagne offre encore quelques traces d'une nature non habitée.

1. De l'Allemagne, IIe partie, ch. x.

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