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CORNEILLE.

Né à Rouen en 1606; mort en 1684.

Pierre Corneille fut pour la poésie dramatique en France ce que Descartes avait été pour la philosophie. Il l'éleva à la hauteur à laquelle ses devanciers et contemporains, Mairet* et Rotrou,t n'avaient pu atteindre. La tragédie du CID, son premier chef-d'œuvre, constitua le drame de caractère dans toute sa beauté, dans sa vérité et sa moralité. A partir de 1637, l'année de son apparition, il y eut un théâtre classique. Corneille y avait préludé par plusieurs essais, plus ou moins heureux, tels que la comédie de Mélite et la tragédie de Médée. Il le consolida et l'enrichit par une quantité de pièces, dont trois avec le Cid, "HORACE, CINNA ET POLYEUCTE," placent leur auteur au rang des premiers poëtes tragiques du monde.

*Mairet, poëte tragique, auteur de douze pièces de théâtre, dont les meilleures sont Sophonisbe et Cléopâtre, antérieures au Cid.

Rotrou, poëte dramatique, lié d'amitié avec Corneille qui l'appelait son père. Sa meilleure pièce est la tragédie de Venceslas. Il mourut dans la fleur de l'âge, victime de son dévouement pendant une épidémie qui ravagea Dreux, sa ville natale.

Il se distingua également comme poëte comique. Sa comédie le Menteur ouvrit la voie dans laquelle Molière devait s'immortaliser.

Un incident curieux se rattache à la glorieuse histoire du Cid. Le cardinal de Richelieu, qui n'avait pas pour Corneille les sentiments les plus bienveillants, ordonna à l'Académie française de critiquer la pièce. L'Académie dut obéir, mais sa critique ne servit qu'à mieux faire apprécier le génie du poëte. En vain ses détracteurs le dénigraient et l'accusaient de n'être que le plagiaire du poëte espagnol,* dont il avait emprunté le sujet du Cid. Il leur imposa silence par la tragédie d'Horace, œuvre sublime toute faite de génie, et pour laquelle l'histoire de Rome ne lui fournissait qu'un récit, en lui laissant tout à inventer, incidents, situations, caractères et passions: Cinna et Polyeucte qui suivirent coup sur coup (1639-1640) mirent le comble à sa gloire. Les trois années qui séparent cette dernière pièce du Cid sont, peutêtre, les plus merveilleusement fécondes de la vie d'un grand poëte. Mais la pauvreté et une ambition peu judicieuse firent travailler Corneille trop longtemps pour le théâtre. Il épuisa ses forces de bonne heure, et, en s'obstinant à rester dans la carrière, il se survécut en quelque sorte à lui-même.

Avec quelque honneur que l'on puisse encore nommer la Mort de Pompée, Rodogune, Héraclius, Don Sanche d'Aragon et Nicomède, il n'y a plus.

*Ce poëte, qui avait traité la Jeunesse du Cid, était Guillen de Castro.

d'ensemble parfait, plus de progrès. C'est le commencement du déclin, et ce qu'il composa à partir de 1659 n'est plus digne de l'auteur de Cinna.

Ses œuvres frappent surtout par leur caractère moral. L'idée du beau, dans sa théorie sur l'art, ne se séparait pas de l'idée du bien. Il fit de son théâtre une véritable école d'héroïsme: on n'y va point, on ne le lit pas sans être pénétré d'admiration L'influence en est salutaire. Ses héros sont de braves gens auxquels on voudrait ressembler. Corneille était d'ailleurs de leur famille autant que le comportaient la simplicité de sa vie et la modestie de son caractère. Il avait l'âme fière, indépendante, profondément religieuse. Pendant quelques années qu'il avait renoncé au théâtre, il consacra son talent à traduire en vers l'Imitation de JesusChrist. Son style est vigoureux, noble, plein de chaleur, quelquefois négligé, mais il s'en sert ordinairement pour exprimer de belles pensées et des sentiments généreux. Il mourut pauvre, comme il avait vécu, et grand dans sa pauvreté.

Si Corneille n'a pas connu les douceurs de la fortune, il a éprouvé les émotions enivrantes que donnent le succès et la célébrité. Ses contemporains l'ont apprécié et admiré. Mme. de Sévigné fait le plus grand cas de celui

"Dont la main crayonna

L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna." Elle écrivait à sa fille: "Croyez que jamais rien. n'approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n'approchera des divins endroits de Corneille; il faut que tout cède à son génie." Et encore: "Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons lui

de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent."

Ces beautés sont multiples, beautés de caractères, beautés de pensées, beautés de style. Elles se relèvent souvent par le contraste des parties avoisinantes, comme la lumière ressort par l'effet des ombres. Corneille est un poëte très inégal. I tombe fréquemment et de haut. Il ne soigne pas les détails. Le travail qui a pour but de polir, d'égaliser, de se soutenir ne lui était pas naturel. Il ménageait peu ses forces; il les concentrait dans certains endroits au point de s'affaiblir dans d'autres. Quand l'inspiration lui manquait, il ne savait pas y suppléer par l'art ou par l'esprit. Un de ses amis, sensible à ce défaut, disait: "Corneille a un lutin qui vient lui souffler les belles idées et les beaux vers; il ne peut rien faire de bon quand le lutin le délaisse."

Ses caractères les mieux réussis sont les caractères d'hommes, le Cid, Auguste, Polyeucte, Don Sanche, le vieil Horace; il n'a pas connu ni su peindre les femmes.

Il en fait des héroïnes, produits de son imagination plutôt que de la nature. Chimène et Pauline seules ont les qualités de leur sexe. Les autres, Emilie, Cornélie, Cléopâtre, sont viriles, outrées, en dehors de la nature; aussi les appelait-on "d'adorables furies."

Osons dire ce que nous pensons; à nos yeux, Eschyle, Sophocle, et Euripide ne balancent point le seul Corneille; car aucun d'eux n'a connu et exprimé comme lui ce qu'il y a au monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux prises avec elle-même, entre une passion généreuse et le devoir. Corneille est le créateur d'un pathétique nouveau, inconnu à l'antiquité et à tous les modernes avant lui; il dédaigne de parler aux passions naturelles et subalternes; il ne cherche pas à exciter,

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la terreur et la pitié, comme le demande Aristote qui se borne à ériger en maximes la pratique des Grecs. Il semble que Corneille ait lu Platon et voulu suivre ses préceptes; il s'adresse à une partie tout autrement élevée de la nature humaine, à la passion la plus noble, la plus voisine de la vertu, l'admiration, et de l'admiration portée à son comble il tire les effets les plus puissants. Shakspere, nous en convenons, est supérieur à Corneille par l'étendue et la richesse du génie dramatique. La nature humaine tout entière semble à sa disposition, et il reproduit les scènes les plus diverses de la vie dans leur beauté et dans leur difformité, dans leur grandeur et dans leur bassesse. Il excelle dans la peinture des passions terribles ou gracieuses. Othello, Lady Macbeth, c'est la jalousie, c'est l'ambition, comme Juliette et Desdémone sont des noms immortels de l'amour jeune et malheureux. Mais, si Corneille a moins d'imagination, il a plus d'âme. Moins varié, il est plus profond. S'il ne met pas sur la scène autant de caractères différents, ceux qu'il y met sont les plus grands qui puissent être offerts à l'humanité. Les spectacles qu'il donne sont moins déchirants, mais à la fois plus délicats et plus sublimes. Qu'est-ce que la mélancolie d'Hamlet, la douleur du roi Lear, et même la dédaigneuse intrépidité de César, devant la magnanimité d'Auguste s'efforçant d'être maître de lui-même comme de l'univers, devant Chimène sacrifiant l'amour à l'honneur, surtout devant cette Pauline ne souffrant pas même dans le fond de son cœur un soupir involontaire pour celui qu'elle ne doit plus aimer?

Corneille se tient toujours dans les régions les plus hautes. Il est tour-à-tour Romain ou chrétien, il est l'interprète des héros, le chantre de la vertu, le poëte des guerriers et des politiques. Et il ne faut pas oublier que Shakspere est à peu près seul dans son temps, tandis qu'après Corneille vient

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