Page images
PDF
EPUB

observer les hommes, et donna le fruit de ses méditations dans son livre des CARACTÈRES.

Quand il l'eut composé il montra le manuscrit à M. de Malézieux, qui lui dit : "Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis." Il les eut en effet, parce que le livre était excellent, et que les esprits malicieux se faisaient un plaisir de mettre des noms au bas de ses caractères et de ses portraits.

Ce livre atteste une grande connaissance de la nature humaine et du monde artificiel où elle s'agite. Il atteste surtout un art consommé d'écrivain. C'est un des plus agréables qu'on puisse lire, un livre plein de joyaux d'expression et de trésors d'expérience.

La Bruyère aurait pu en faire beaucoup d'argent. Il n'en retira que l'honneur et une occasion de faire un acte qui montre combien il était bon et désintéressé. "Il venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec une enfant fort gentille, fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet: "Voulez-vous imprimer ceci? Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais en cas de succès le produit sera pour ma petite amie." Le libraire entreprit l'édition. A peine l'eut-il mise en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui valut à sa fille deux ou trois cent mille francs de dot et, dans la suite, le mariage le plus avantageux.

La Bruyère était un homme d'infiniment d'esprit. Il n'avait pas ce qu'on appelle ordinairement du génie. Il voyait juste, mais il ne voyait que par pièces. Son coup d'œil n'embrassait pas un ensemble vivant dans l'ordre intellectuel, comme l'homme vit dans l'ordre naturel. Son livre porte le titre de Caractères. A vrai dire il n'y a que des traits et des portraits. L'auteur n'avait ni le don d'invention, ni la faculté de généraliser qu'il faut pour créer des caractères. Il n'est pas de l'école d'où sont sortis les grands chefs-d'œuvre de la littérature française. Il ne fait que du raccourci, mais il le fait en maître, avec éclat et vérité, et d'une manière frappante pour tout le monde.

Son art ne consiste pas dans la grandeur des conceptions, dans l'éloquence des passions, dans l'originalité des idées où la puissance des sentiments, il est tout dans les détails, dans les mots. Sa morale, en menus morceaux et d'un tour pittoresque est à la portée des intelligences communes, tandis que la perfection de son style satisfait les juges difficiles. Aussi est-il le plus populaire de nos moralistes.

A l'époque où parut le livre des Caractères deux livres de ce genre comptaient de nombreux lecteurs et admirateurs, les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld.

La nature humaine qui a fourni la matière de ces deux livres y est traitée à des points de vue et avec des intentions dissemblables. Eloquent et triste, Pascal l'envisage de haut, en philosophe religieux et solitaire; amer et brillant, La Rochefoucauld la contemple de travers, en homme du monde railleur et blasé. Moins sublime que l'un, plus généreux que l'autre, La Bruyère regarde les choses d'un œil calme, et ne cherche pas à pénétrer les plis où la vue des autres ne peut le suivre.

Qui prend La Bruyère pour compagnon dans les explorations du moi n'en revient pas découragé ni dégoûté. La Bruyère n'a pas les ressentiments de

Il

La Rochefoucauld ni la mélancolie de Pascal. ne cherche pas uniquement le mauvais côté des choses, et, tout en montrant le revers de la médaille, il n'en montre pas seulement le revers. On retrouve dans l'homme, qu'il examine et décompose, l'image de Dieu et l'espérance du mieux. Rien d'excessif chez lui ni du côté du bien ni du côté du mal. Appliqué à constater de quel côté la nature et l'education font pencher la balance, il le fait avec une sincérité qui n'a rien de morose ni de sarcastique. Il n'aime pas les hommes, mais il ne les méprise pas non plus; il les supporte et voudrait les rendre meilleurs.

Sa morale, a dit M. Nisard, blâme, elle ne flétrit pas; elle conseille, elle ne prêche point. On n'est pas mécontent des autres jusqu'à prendre le rôle de Timon, ni de soi-même jusqu'à entrer dans un couvent. . . . La Bruyère est surtout un artiste de style. Il sait ce que vaut un mot bien placé, un tour heureux, une inversion ou une antithèse opportune; il sait qu'auprès de la plupart des hommes les pensées se recommandent moins par elles-mêmes que par la manière dont elles sont dites. Aussi est-il passé maître dans l'art de bien dire, de mettre en relief. Mais l'art suprême, qui consiste à cacher l'art, il ne le possède pas. On sent le travail, on sent l'effort d'avoir de l'esprit. Il n'a pas la simplicité et l'aisance des grands écrivains de son siècle, il n'a pas le don d'invention ni l'instinct du grand et du vrai qui les caractérise. Il a cherché la vérité pour plaire plutôt que pour elle-même, pour bien la vêtir que pour la faire connaître. Malgré cela le livre de La Bruyère est "un des plus substantiels que l'on ait, un livre qu'on peut toujours relire, sans jamais l'épuiser. Il y a du profit pour chacun de l'avoir soir et matin sur sa table de nuit. Peu à la fois et souvent; suivez la prescription, et vous vous en trouverez bien pour le régime de l'esprit."

M. Taine termine ainsi un charmant article sur

La Bruyère:

Si on essaie de se figurer La Bruyère on voit un homme capable de sentir et de souffrir, qui a senti et qui a souffert, attristé par l'expérience, résigné sans être calme, qui méritait beaucoup et s'est contenté de peu, dont l'âme aurait pu se prendre à quelque grande occupation et qui s'est rabattu sur l'art d'écrire, sans que la littérature ouvrît à sa passion et à ses idées une issue assez large. homme, dit-il quelque part, né chrétien et français, se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus. Il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style." Là est sa dernière tristesse et son dernier mot.

"Un

...

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en deça ou au delà a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fonde

ment.

On se nourrit des anciens et des habiles modernes; on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et, quand enfin l'on est auteur et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. . . .

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est

point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule: s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets, et agit pour une fin plus relevée: il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

CORNEILLE ET RACINE.

S'il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi: Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres: celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce qu'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et, par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont, dans celui-là, des maximes, des règles, des

« PreviousContinue »