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ESTHER.

Tragédie tirée de l'Ecriture Sainte (1669).

PERSONNAGES.

ASSUÉRUS, roi de Perse.

ESTHER, reine de Perse.

MARDOCHÉE, oncle d'Esther.

AMAN, favori d'Assuérus.

ZARES, femme d'Aman.

HYDASPE, officier du palais intérieur d'Assuérus.

ASAPH, autre officier d'Assuérus.

ELISE, confidente d'Esther.

THAMAR, Israélite de la suite d'Esther.

Gardes du roi Assuérus.

Chœur de jeunes filles israélites.

La scène est à Suse, dans le palais d'Assuérus.

ACTE PREMIER.

(Le théâtre représente l'appartement d'Esther.)

Scène I.

[Esther raconte à son amie Elise comment elle est devenue reine de Perse.

Après que le roi Assuérus eut répudié l'altière Vasthi, on chercha, dans ses nombreux Etats, une femme qui la remplaçât; le sceptre devait être le prix de la beauté.]

On m'élevait alors, solitaire et cachée,

Sous les yeux vigilants du sage Mardochée:
Tu sais combien je dois à ses heureux secours.
La mort m'avait ravi les auteurs de mes jours,
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Elise, et de père et de mère.
Du triste état des Juifs jour et nuit agité,

Il me tira du sein de mon obscurité;

Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance, Il me fit d'un empire accepter l'espérance.

A ses desseins secrets, tremblante, j'obéis:
Je vins; mais je cachai ma race et mon pays.
Qui pourrait cependant t'exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,
Qui toutes, disputant un si grand intérêt,

Des
yeux. d'Assuérus attendaient leur arrêt?
Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages:
L'une d'un sang fameux vantait les avantages;
L'autre, pour se parer de superbes atours,
Des plus adroites mains empruntait le secours;
Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au ciel j'offrais le sacrifice.
Enfin, on m'annonça l'ordre d'Assuérus.
Devant ce fier monarque, Elise, je parus.

Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes;

Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompé.
De mes faibles attraits le roi parut frappé:

Il m'observa longtemps dans un sombre silence;
Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,
Dans ce temps-là, sans doute agissait sur son cœur.
Enfin, avec des yeux où régnait la douceur:
Soyez reine, dit-il; et, dès ce moment même,
De sa main sur mon front posa son diadème.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
Il combla de présents tous les grands de sa cour;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.

Hélas! durant ces jours de joie et de festins,
Quelle était en secret ma honte et mes chagrins!
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l'herbe cache les murs!
Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
Voit de son temple saint les pierres dispersées,
Et du Dieu d'Israël les fêtes sont cessées!

[Le roi ne sait pas encore qu'elle est fille d'Israël, Mardochée]

Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.'

Son amitié pour moi le rend ingénieux.
Absent je le consulte, et ses réponses sages
Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages:
Un père a moins de soin du salut de son fils.
Déjà même, déjà, par ses secrets avis,

J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
Cependant mon amour pour notre nation

A rempli ce palais de filles de Sion,

Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins;
Et c'est là que, fuyant l'orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-
même,

Aux pieds de l'Eternel je viens m'humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.

Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité,
De l'antique Jacob jeune postérité.

Scène II.

Une Israelite, chantant derrière le théâtre. Ma sœur,

quelle voix nous appelle?

Une autre. J'en reconnais les agréables sons: C'est la reine.

Toutes deux. Courons, mes sœurs, obéissons. La reine nous appelle:

Allons, rangeons nous auprès d'elle.

Esther. Mes filles, chantez-nous quelqu'un de ces cantiques,

Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs
De la triste Sion célèbrent les malheurs.

Une Israélite chante seule. Déplorable Sion, qu'astu fait de ta gloire?

Tout l'univers admirait ta splendeur:

Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée,
Puissé-je demeurer sans voix,

Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée!
Tout le chœur. O rives du Jourdain! ô champs aimés
des cieux!

Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

Une Israélite seule. Quand verrai-je, ô Sion, relever

tes remparts,

Et de tes tours les magnifiques faîtes?

Quand verrai-je de toutes parts

Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes?

Tout le chœur. O rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!

Sacrés monts, fertiles vallées,

Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées ?

Scène III.

Esther. Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers

nous ?

Que vois-je? Mardochée! O mon père, est-ce

vous?

Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée,

A donc conduit vos pas, et caché votre entrée ?
Mais d'où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,
Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux ?
Que nous annoncez-vous ?

Mardochée.

O reine infortunée!

O d'un peuple innocent barbare destinée!
Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel...

Nous sommes tous perdus! et c'est fait d'Israël!

Esther. Juste ciel! tout mon sang dans mes veines se glace.

Mardochée. On doit de tous les Juifs exterminer la race.

Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés;
Les glaives, les couteaux sont déjà préparés;
Toute la nation à la fois est proscrite.

Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite,
A, pour ce coup funeste, armé tout son crédit;
Et le roi, trop crédule, a signé cet édit.

Prévenu contre nous par cette bouche impure,
Il nous croit en horreur à toute la nature.
Ses ordres sont donnés; et, dans tous ses Etats,
Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats.
Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage?
Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l'age;

Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours,
Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

Esther. O Dieu, qui vois former des desseins si funestes,

As-tu donc de Jacob abandonné les restés?

Une des plus jeunes Israélites. Ciel, qui nous défendra, si tu ne nous défends?

Mardochée. Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes

enfants.

En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères;
Il faut les secourir; mais les heures sont chères.
Le temps vole, et bientôt amènera le jour

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