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connaissance de soi est la condition de toute sagesse et de tout succès.

Dans la dixième épitre il a tracé de lui le portrait suivant:

"Ce censeur qu'on a peint si noir et si terrible
Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,
Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,

sans être malin, ses plus grandes malices,
enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
Harcelé par les plus vils rimeurs,

Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs

mœurs.

Libre dans ses discours, mais pourtant toujours

sage,

Assez faible de corps, assez doux de visage,
Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Ce portrait recommande l'original à l'estime de tous les honnêtes gens.

Sa position à la cour lui imposait quelquefois le langage d'un courtisan, mais ordinairement son franc parler ne s'arrêtait pas devant la crainte de déplaire. Il savait très bien dire la vérité aux gens les moins habitués à l'entendre, comme le jour où Louis XIV voulut avoir son avis sur quelques vers qu'il avait eu la fantaisie de faire: "Sire, votre majesté a voulu faire de méchants vers, répondit Boileau, et elle y a parfaitement réussi."

On lui a reproché de n'avoir eu ni faculté d'invention, ni imagination, ni sensibilité.

En effet il n'a point composé de poëme qui le place parmi les grands génies créateurs; il ne produit pas les effets éblouissants d'une riche fantaisie; il ne touche guère. Pourtant à ceux qui lui contestent le don d'invention et l'imagination on peut dire: Lisez les quatre premiers chants du Lutrin, lisez tant de beaux vers où les tours les plus heureux et les plus charmantes images embellissent des sujets qui ne paraissent nullement susceptibles d'être

embellis. A ceux qui doutent de son cœur on peut dire: S'il n'a pas eu le pouvoir de produire de fortes émotions, prenez-vous en aux genres qu'il a cultivés, et accordez du moins qu'à défaut de cette sensibilité qui se communique avec puissance, il avait celle qui s'attendrit et s'exalte en présence de ce qui est touchant et digne d'admiration.

Non, il n'a pas manqué de cœur, le poëte qui a dit: "Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez."

et encore:

"Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages,

N'offrent jamais de vous que de nobles images."

et encore:

"Le vers se sent toujours des bassesses du cœur."

ÉPÎTRE V.

A Monsieur Guilleragues, Secrétaire du Cabinet.

LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME.

Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire, Guilleragues, qui sais et parler et te taire, Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler. Faut-il dans la satire encor me signaler,

Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
Jadis, non sans tumulte on m'y vit éclater,

Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter,
Aspirait moins au nom de discret et de sage,
Que mes cheveux plus noirs ombrageaient mon
visage.

Maintenant, que le temps a mûri mes désirs,
Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre,"

* Lustre, lustrum, espace de 5 ans chez les Romains. Le neuvième lustre commence avec la 41me année.

J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.
Que d'une égale ardeur mille auteurs animés
Aiguisent contre moi leurs traits envenimés:
Que tout, jusqu'à Pinchêne,* et m'insulte et m'ac-
cable:

Aujourd'hui, vieux lion, je suis doux et traitable;
Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.
Ainsi que mes beaux jours, mes chagrins sont passés.
Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.

Ainsi donc, philosophe à la raison soumis, Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis; C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime. Je songe à me connaître, et me cherche en moimême.

sur cette mer qu'ici-bas nous courons

Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,
A régler mes désirs, à prévenir l'orage,

Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage.
C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous;
Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui;
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.

L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile:
La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile;
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
Qu'importe qu'en tous lieux on me traite d'infâme?
Dit
ce fourbe sans foi, sans honneur et sans âme;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités
J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.†

* Pinchêne neveu de Voiture, auteur d'un recueil de fades poésies.

† Louis d'or, valant 20 francs la pièce.

Est-il quelque talent que l'argent ne me donne ?
C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l'éclat ne saurait décevoir,
Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
J'estime autant Patru, même dans l'indigence,
Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.
Non que je sois du goût de ce sage insensé *
Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier: Je suis libre!
De la droite raison je sens mieux l'équilibre;
Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.

EPÎTRE VI.

A Monsieur de Lamoignon, Avocat Général.

LES PLAISIRS DES CHAMPS.

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine au pied des monts, que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre.
O fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
Que pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde!

*Ce sage insensé était le philosophe Aristippe.

Cependant tout décroît; et moi-même, à qui l'âge
D'aucune ride encor n'a flétri le visage,

Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois.

C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici, dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs;
Tantôt un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries;

Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui.
Quelquefois aux appas* d'un hameçon perfide
J'amorce en badinant le poisson, trop avide;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table, au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique;
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,t
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange
est sain:

La maison le fournit, la fermière l'ordonne,

Et mieux que Bergerat l'appétit l'assaisonne.
Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,
J'y passe obstinément les ardeurs du Lion,§
Et montre pour Paris si peu de passion.
C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant et la haute éloquence
Appellent dans Paris aux sublimes emplois,

* Aujourd'hui on écrirait appâts, et il serait plus conforme à l'usage de dire à l'appât.

Le comte de Broussain était un des gastronomes les plus connus de l'époque.

Bergerat, fameux traiteur.

Le

Les ardeurs du Lion, la saison des grandes chaleurs. soleil entre dans le signe du zodiaque, le Lion, au mois de Juillet.

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