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déjà fait connaître par des contes à la façon de Boccace et de l'Arioste. Mais ni ses petits poëmes ni ses contes n'auraient immortalisé son nom. La lecture d'Esope et de Phèdre le mit en humeur de composer des fables. Ce fut une révélation. Il avait rencontré sa vraie veine, et celle-ci se trouva être d'une richesse telle qu'il éclipsa du même coup ses devanciers et ses futurs imitateurs.

D'un caractère insouciant et léger, il ne prit jamais au sérieux certains devoirs de la vie. L'esprit d'ordre, le bon sens pratique, qui règle la dépense et les relations de famille et de société, lui manquait tout-à-fait. Il était comme un grand enfant, qui avait besoin de quelqu'un qui veillât sur lui, Pour son bonheur deux femmes remplirent cette bonne œuvre, Madame de la Sablière, et après elle, Mme. d'Hervart.

L'influence de la première et une maladie grave qu'il fit tournèrent à la fin ses idées vers la religion. Il mourut chrétiennement. Son esprit n'avait pas perdu ses agréments, comme le prouvent les fables qu'il composa pour le jeune duc de Bourgogne, dont Fénelon faisait l'éducation et dont La Fontaine éprouva, à ses derniers moments, les généreuses attentions. Il laissa, à côté de beaucoup de faiblesses, le souvenir de tant de bonté et de qualités aimables, qu'on ne peut s'empêcher de penser avec

amener sa chute. Après avoir joui de la faveur du roi il tomba en disgrâce, et fut traité avec une extrême rigueur. Son château et son parc de Vaux avaient coûté des sommes fabuleuses.

sa garde-malade que Dieu n'aura pas eu le courage d'être bien sévère avec le "bonhomme."

La Fontaine fit de ses fables de petits poëmes dramatiques auxquels la mise en scène, les caractères et les situations ne manquent pas plus que la morale. Il les appelle lui-même:

Une ample comédie à cent actes divers.

Et tel est en effet leur caractère. Tout ce qui rend la scène charmante s'y trouve en raccourci, acteurs, dialogues, passions, péripéties: il y a de plus le récit, la description, la réflexion personnelle et le sentiment de la nature. Ce dernier trait est caractéristique. Les autres grands poëtes de l'époque sont les peintres de l'homme, de la société. La Fontaine seul a compris et aimé en artiste la campagne, les champs, les bois et leurs habitants. L'art chez lui ne fait point tort au naturel. Il réunit de la façon la plus heureuse l'exactitude, l'imagination et la raison.

Son plus grand charme est dans le style. A vrai dire c'est moins un style qu'une mosaïque de styles, où toutes les nuances se trouvent, depuis le familier jusqu'au sublime.

Cela frappait déjà ses contemporains. Mme. de Sévigné le faisait remarquer à ses amis-"Lisez les fables de La Fontaine, disait-elle, c'est un livre unique." D'après un critique distingué il n'y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n'a que deux ouvrages dans sa maison a les Fables de la Fontaine.

C'est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l'on compare ses façons aux mœurs

régulières, réfléchies et sérieuses des gens d'alors. Ce naturel est gaulois. . . . c'est-à-dire, médiocrement digne, exempt de grandes passions, et enclin au plaisir. Il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c'est lui qui le plus véritablement l'a été. Plus que personne il en a les deux grands traits, la faculté d'oublier le monde réel, et celui de vivre dans le monde idéal; le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes. . . Il a l'air d'un enfant distrait, qui se heurte aux hommes. On l'appelle "le bon homme." En conversation il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, "rêve à tout autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve." . . . Sa sincérité est naïve. . . . Il est crédule jusqu'au bout, et de son propre aveu toujours le même "enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours." Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c'est la pure nature.

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Mme. de La Sablière disait "qu'il ne mentait jamais en prose." Ajoutez qu'en vers, non plus, il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre. ... Il pense tout haut, il vit à cœur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l'éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé. .

...

La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, "toujours divers, toujours nouveau," long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson.

Diversité c'est sa devise. Il s'est comparé luimême "à l'abeille, au papillon," qui va de fleur en fleur et ne se pose qu'un instant au bord des roses poétiques.... Il n'écrit pas au hasard, avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers

On a retrouvé un

pas, et se corrige patiemment. de ses premiers jets (Le Renard, les Mouches et le Hérisson), et l'on a vu que la fable achevée n'a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu'il "fabriquait ses vers à force de temps." Il n'atteignait l'air naturel que par le travail assidu. . . . Il a l'air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu'aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon, et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. ... Il a tiré de ce siècle toutes les idées qu'il en pouvait prendre, et il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c'est-à-dire l'élégance et la politesse. . . . Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait le goût, la correction, la grâce.. On dit qu'il était gauche quand il parlait avec la bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

TAINE.

FABLES DE LA FONTAINE.

LA MORT ET LE BÜCHERON.

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix d'un fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée *

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger ce bois; tu ne tarderas guère.

Le trépas vient tout guérir,

Mais ne bougeons d'où nous sommes ;
Plutôt souffrir que mourir,

C'est la devise des hommes.

(Livre I, Fable 16. Edition Charpentier.)

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

Le chêne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet d'accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,

Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor, si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci :

* " Corvée," forced labor.

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