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ce dessein, y ramenaient plutôt Corneille et y poussaient son âme candide, qui ne voyait aucun mal à mêler les affaires de la foi au drame si pur qu'il avait créé en France. Les esprits religieux étaient alors tournés vers les questions de la Grâce divine, cette aide et ce secours d'en haut, nécessaire, selon les chrétiens, à notre faiblesse, sans laquelle ils estiment que la volonté de bien faire est insuffisante, et qui agit aussi sur les âmes les plus perverses et les plus désespérées en apparence.

Il faut remarquer, sans sortir de la question dramatique, et au simple point de vue littéraire, que la Grâce ainsi conçue est un miracle, un miracle permanent, qui peut créer un acte sans mobile, tout au moins mettre plus d'œuvre dans l'acte qu'il n'y avait de poids dans le motif, ou de force dans la volonté. Accepter cette doctrine et en faire un ressort dramatique, c'était introduire plus que le religieux dans le drame, c'était y mettre le miraculeux, ce merveilleux chrétien dont plus tard Boileau ne voudra pas. C'était, dans une œuvre qui est, en son fond, un ouvrage de logique, montrant dans le dénouement ce que contenait en germe l'exposition, faire entrer l'irrationnel et ce qui est humainement inexplicable; c'était doubler les difficultés déjà grandes de l'entreprise.

Corneille s'inquiétait peu des obstacles. On peut croire même, non pas qu'il les méconnaissait, les Examens de ses pièces et ses Discours sur le poème

dramatique sont, pour prouver le contraire, mais qu'il les aimait. Ils rentraient dans son goût et de l'extraordinaire dans le sujet, et du compliqué dans l'intrigue. Il a, faisant un drame chrétien, accepté et admis tout le christianisme comme matière, comme ressort et comme couleur. Ila introduit dans sa pièce la doctrine de la grâce, et l'a fait paraître, avec intention, dès les scènes d'exposition, comme il devait la faire éclater en son dénouement.

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Pauline, fille de Félix, a été jadis sollicitée en mariage par Sévère, chevalier romain, officier des armées impériales, et l'a aimé. Trop pauvre, le prétendant a été repoussé. Félix a été nommé par l'empereur Décius (247) gouverneur d'Arménie, et, au moment où l'action commence, Pauline vient d'épouser, par obéissance aux désirs de son père, Polyeucte, riche seigneur de cette province. Celui-ci, depuis longtemps chrétien de cœur, à peine marié, reçoit secrètement le baptême. Pauline, effrayée par un songe où elle a vu Polyeucte massacré par des meurtriers au nombre desquels était son père luimême, se plaint de l'absence de Polyeucte, et de ce qu'elle n'a pas réussi à l'empêcher de sortir du

palais. Au même instant on annonce que Sévère, qu'on croyait mort, est devenu général, a été vainqueur, est le premier dans l'Empire après l'Empereur, et qu'il arrive sans doute dans le dessein d'épouser Pauline. C'est sur cette péripétie que la toile tombe.

Sévère est arrivé. Il apprend le mariage de Pauline, et se désespère. Pauline, par condescendance envers son père, consent à le voir. Ferme dans son devoir, elle impose silence aux plaintes de Sévère et à ses propres regrets. Cependant Polyeucte, tout enflammé de la Grâce que le baptême a versée en lui, s'ouvre à son ami Néarque du dessein où il est de briser les idoles du temple des païens. Néarque, après quelque hésitation, se laisse entraîner et part avec lui.

Polyeucte et Néarque ont brisé les idoles. Pauline l'apprend de sa confidente Stratonice. Elle en frémit, mais fait taire, par devoir conjugal, les révoltes de sa foi païenne. Félix, qui tient à son poste, qui redoute l'Empereur et Sévère, fait mettre immédiatement Néarque à mort. Quant à Polyeucte, s'il ne se rétracte pas, Félix ne cache pas à Pauline qu'il subira le même sort. Pauline est désolée, mais espère fléchir le cœur de Polyeucte.

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Polyeucte est en prison. Il se confirme et s'assure dans sa résolution d'accepter le martyre. - Pauline le vient supplier de dissimuler au moins jusqu'au départ de Sévère, et de compter ensuite sur l'indulgence de Félix.

Polyeucte s'obstine dans son dessein. Que lui importent la vie, la puissance, les honneurs, les devoirs même envers le Prince et envers l'Etat? Rien ne vaut devant Dieu. - Mais Pauline, qui l'aime, qui le lui dit avec des larmes? - Il l'aime aussi mais moins que Dieu, et il espère, par le mérite de son martyre, faire tomber sur elle la grâce divine, la convertir, l'entraîner, à sa suite, au ciel. — Il rompt ainsi toutes les attaches qui le retiennent à la terre, et, pour mieux les briser derrière lui, il fait appeler Sévère, et le prie d'épouser Pauline après que le martyre sera consommé. - Restée seule avec Sévère, Pauline, sans vouloir remarquer le secret espoir ranimé au cœur de Sévère, le supplie d'intercéder pour Polyeucte, de le sauver: démarche digne du grand cœur de son ancien amant. Sévère comprend cette grandeur de sentiments, et se propose de s'en montrer digne. Il se résout à intervenir en faveur de Polyeucte, et laisse même percer, devant son confident Fabian, une vive estime pour ces païens persécutés et si courageux.

Sévère a prié Félix en faveur de Polyeucte. Mais Félix croit à un piège du favori de l'Empereur. Il s'obstine à demander à Polyeucte une rétractation. Pauline joint ses instances à celles de Félix. Polyeucte demeure inébranlable et marche « à la mort », c'est-à-dire « à la gloire ». Pauline le suit au lieu du supplice, le voit mourir. Baptisée du sang du martyr, touchée de la grâce, elle reparaît sur la scène

pour déclarer à son père qu'elle est chrétienne et veut mourir comme Néarque, comme Polyeucte:

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée !

Sévère survient, accable Félix de reproches, de menaces même... Félix l'interrompt, en lui déclarant que lui aussi sent les effets de la grâce, et qu'il est chrétien. Sévère s'incline devant ces coups d'une puissance supérieure, que « peut-être un jour il connaîtra mieux. »

un

Les caractères de Polyeucte forment comme degré au bas duquel est Félix, au sommet duquel est Polyeucte, et qui va de l'intérêt égoïste dans tout ce qu'ila de plus franc et de plus cru, jusqu'à l'absence complète et absolue de tout intérêt terrestre, même le plus noble. Au-dessus de tout plane la grâce, puissance mystérieuse qui descend où elle veut et relève ceux qu'elle touche.

Tout au bas de cette échelle de Jacob sont Stratonice et Félix. Stratonice, la confidente de Pauline, représente le peuple, le peuple païen, ignorant et aveugle. Créature d'instinct et de passion, elle a pour les chrétiens une haine d'autant plus violente qu'elle ne se rend pas compte de son objet. Elle vomit les injures contre cette secte abhorrée en racontant à sa maîtresse le sacrilège de Polyeucte et de Néarque. Elle est de ceux que même la grâce ne touche pas. On ne la verra plus dans le cours de la pièce. Il est inutile qu'elle soit mêlée à ces scènes de luttes

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