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sous les noms de « jargon et de « barbarisme ». Par barbarisme et jargon La Bruyère désignait les néologismes, dont la langue de Molière, surtout à partir de 1659, est pleine. Inutile de faire remarquer que Molière étant devenu classique, et l'un des auteurs où nous apprenons notre langue, ses néologismes sont des termes courants aujourd'hui ; La Bruyère, qui avait raison pour son temps, paraît étrange dans son assertion, quand on ne fait point réflexion à ce revirement.

Il faut prendre aussi en sérieuse considération ce que dit Fénelon des multitudes de métaphores accumulées dont use Molière particulièrement dans ses vers. Il est très vrai qu'il y a un peu de redondance et quelque rhétorique dans les couplets des personnages de Molière, quand il les pousse jusqu'au discours, ce qui lui arrive quelquefois.

Nous insistons, non sans quelque pédantisme, sur ces critiques, parce que parce que l'admiration pour Molière a pris de nos jours un caractère d'entêtement et de dévotion qui va jusqu'à nier toute imperfection dans l'auteur du Misanthrope, ridicule dont il ne faut pas que les jeunes gens transmettent la tradition à nos neveux. Molière reste assez grand écrivain, le départ fait du bon et du médiocre, pour qu'on n'ait pas à craindre de parler de lui avec ce souci de la vérité qu'il avait si fort.

Il a une langue très riche, la plus riche peutêtre de son siècle, et directement puisée aux sour

ces vives du siècle précédent, colorée, abondante, jaillissante. L'image est presque toujours neuve chez lui et pleine de sens; elle n'a pas cette rigueur superstitieuse qui sent l'école, mais elle est libre, hardie et vivante. La vivacité du tour est un charme, et le mouvement du style est presque toujours incroyable, à désespérer tout imitateur et à dépasser les forces de tout interprète.

La verve comique était comme son essence même, et l'allure de son esprit. Il ne faut pas oublier, ce qu'on fait souvent, parce que c'est une qualité qui a plus rarement chez lui jour à se révéler, une très grande et exquise délicatesse d'expression dans les passages de tendresse qui se rencontrent dans ses œuvres (voir Don Juan). En somme, il n'y a pas, depuis l'antiquité grecque jusqu'à nos jours, un seul poète comique qui puisse, même comme écrivain, être comparé à cet étonnant improvisateur.

Il nous resterait à présenter quelques observations sur Molière considéré comme moraliste. Elles trouveront leur place naturelle dans l'examen que nous allons faire du Misanthrope.

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Le Misanthrope est une des pièces de Molière que nous avons désignées sous le nom de Tableaux dramatiques. Ce n'est pas, à proprement parler, une comédie. L'intrigue y est excessivement légère, et il n'y a pour ainsi dire pas de dénouement.

Une coquette démasquée et que ses courtisans abandonnent, voilà toute l'action.

L'intérêt de curiosité ne trouve là aucunement à se satisfaire; Molière n'a pas songé à lui donner une pâture. Ce qu'il a voulu faire, c'est un tableau d'un coin de la société de son temps. Une << ruelle » avec la dame spirituelle, coquette, maligne et fausse qu'on y vient adorer, ses petits seigneurs éventés et prétentieux, son poète importun, sa prude médisante et fourbe; avec un mondain serviable, aimable, sensé et un peu sceptique, une jeune fille bonne et sincère, un honnête homme enfin, droit, franc, rude, violent, et ridicule parce

qu'il est amoureux de la coquette qui règne en ces lieux: voilà le tableau vif, animé, varié, amusant, que Molière a voulu peindre, sans autre prétention, sans doute, que de le bien peindre, et sans dessein. plus profond que de plaire en le peignant.

Cela est gai, pénétrant, incisif, d'un grand air de vérité, bien distribué d'ailleurs et d'une composition aisée, et peut-être y a-t-il exigence à demander plus, ou maladresse à chercher davantage.

Au premier acte, l'honnête homme atrabilaire, Alceste, s'emporte contre le mondain tranquille, Philinte, parce que celui-ci s'est montré trop aimable avec un indifférent. Philinte le plaisante doucement et lui donne des conseils de bon sens : Pourquoi toutes ces incartades » contre les mœurs du temps, a ces brusques chagrins », cette habitude « de rompre en visière » avec le monde ? Pourquoi, dans un procès, ne pas solliciter les juges, comme tout le monde fait ? Il faut prendre les hommes commet ils sont, regarder leurs défauts comme vices unis à l'humaine nature, s'y accoutumer, et, surtout, quand on est un fanatique de sincérité et de droiture comme Alceste, ne pas être amoureux d'une coquette comme Célimène. Arrive un poète fâcheux, Oronte, qui lit un sonnet que Philinte applaudit avec une courtoisie un peu railleuse, et qu'Alceste déclare épouvantable. Sur quoi une provocation s'échange, et voilà Alceste avec un duel sur les bras.

Au second acte, Alceste querelle la coquette qu'il aime, Célimène, sur ses goûts trop mondains, les coquetteries engageantes par le charme desquelles elle retient autour d'elle un peuple d'adorateurs. Célimène se défend avec une raillerie spirituelle. Les visites arrivent. On jase, on médit du prochain, on trace des portraits satiriques. Célimène fait les honneurs de son esprit; Eliante, jeune fille douce et sincère, philosophe sans prétention, esquisse un petit cours de morale à l'usage des honnêtes gens; les jeunes marquis font des compliments, Philinte sourit, Alceste gronde. On vient le chercher pour sa querelle avec Oronte, et il sort en tempêtant. A l'acte suivant, causerie des « petits marquis

où s'étale leur suffisance.

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Visite de la prude Arsinoé, qui dit, d'un ton radouci, mille méchancetés à Célimène; réponse plus mortifiante encore de Célimène; sur quoi Arsinoé, jalouse, tâche à s'insinuer auprès d'Alceste, caresse son amour-propre, lui dénonce les perfidies de Célimène, sans obtenir de lui autre chose que la plus rude des rebuffades.

Au quatrième acte, grâce aux bons offices de Philinte, on a pu arranger l'affaire d'Oronte et d'Alceste devant le Tribunal des maréchaux, sorte de conseil destiné à accommoder les affaires d'honneur qui était institué en ce temps-là. Mais Alceste n'y pense déjà plus. Dans sa fureur jalouse, Arsinoé a livré à Alceste un billet compromettant signé de Célimène. Alceste s'emporte contre la perfide, qui,

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