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LA MATRONE D'EPHESE.

S'il eft un Conte ufé, commun & rebattu,

C'eft celui qu'en ces Vers j'accommode à ma guife. Et pourquoi donc le choifis-tu ?

Qui t'engage à cette entreprise ? N'a-t-elle point déjà produit affez d'écrits? Quelle grace aura ta (1) Matrone

Au prix de celle de (2) Pétrone? Comment la rendras-tu nouvelle à nos efprits? Sans répondre aux cenfeurs, car c'eft chofe infinie, Voyons fi dans mes Vers je l'aurai rajeunie.

Dans (3) Ephefe il fut autrefois
Une Dame en fageffe & vertus fans égale;
Et, felon la commune voix,
Ayant fû rafiner fur l'amour conjugale.
Il n'étoit bruit que d'elle & de fa chafteté:
On l'alloit voir par rareté:

C'étoit l'honneur du fexe : heureuse fa patrie!
Chaque Mere à fa Bru l'alléguoit pour patron:
Chaque Epoux la prônoit à fa femme chérie:
D'elle defcendent ceux de la (4) Prudoterie,
Antique & célébre maison.

Son mari l'aimoit d'amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce feroit un détail frivole:
Il mourut; & fon teftament

N'étoit plein que de legs qui l'auroient confolée,

(1) Une Dame.

(2) Auteur Latin, qui a fait le Conte de la Matrone d'Ephefe.

(3) Ville célébre d'Afie. II. Partie.

(4) Famille chimérique, d'où l'on fuppofe que font defcendues toutes les fauffes prudes.

Mm

Si les biens réparoient la perte d'un Mari
Amoureux autant que chéri.

Mainte Veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n'abandonne pas le foin du demeurant,
Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci, par fes cris, mettoit tout en alarme ;
Celle-ci faifoit un vacarme,

Un bruit, & des regrets à percer tous les cœurs,
Bien qu'on fache qu'en ces malheurs,
De quelque défefpoir qu'une ame foit atteinte,
La douleur eft toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de fafte entre parmi les pleurs.
Chacun fit fon devoir de dire à l'affligée,
Que tout a fa mefure, & que de tels regrets
Pourroient pécher par leur excès:
Chacun rendit par là fa douleur rengregée.
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que fon Epoux avoit perdue,

Elle entre dans fa (5) tombe, en ferme volonté
D'accompagner cette Ombre aux Enfers defcendue.
Et voyez ce que peut l'exceffive amitié
(Ce mouvement auffi va jufqu'à la folie)
Une Efclave en ce lieu la fuivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.

Prête, je m'entens bien, c'est-à-dire, en un mot,
N'ayant examiné qu'à demi ce complot,
Et, jufques à l'effet, courageufe & hardie.
L'Esclave avec la Dame avoit été nourrie.
Toutes deux s'entr'aimoient ; & cette paffion
Etoit crûe avec l'âge au cœur des deux femelles :
le Monde entier à peine eût fourni deux modéles
D'une telle inclination.

Comme l'Esclave avoit plus de fens que la Dame,
Elle laiffa paffer les premiers mouvemens:
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette ame

(5) Efpece de Tombeau, comme une petite cave..

Dans l'ordinaire train des communs fentimens.
Aux confolations la Veuve inacceffible,
S'appliquoit feulement à tout moyen poffible
De fuivre le Défunt aux noirs & triftes lieux:
Le fer auroit été le plus court & le mieux,
Mais la Dame vouloit paître encore fes yeux
Du tréfor qu'enfermoit la biére,
Froide dépouille, & pourtant chére.
C'étoit là le feul aliment
Qu'elle prit en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu'entre d'autres de tant de fortes,

Notre Veuve choifit pour fortir d'ici-bas.
Un jour se paffe, & deux fans autre nourriture
Que fes profonds foupirs, que les fréquens hélas,
Qu'un inutile & long murmure

Contre les Dieux, le Sort & la Nature.
Enfin fa douleur n'omit rien,

Si la douleur doit s'exprimer fi bien.

Encore un autre Mort faifoit fa réfidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment,
Car il n'avoit pour monument
Que le deffous d'une potence.
Pour exemple aux voleurs on l'avoit là laiflé.
Un Soldat bien récompenfé

Le gardoit avec vigilance.
Il étoit dit par Ordonnance
Que fi d'autres voleurs, un parent, un ami
L'enlevoient, le Soldat nonchalant, endormi
Rempliroit auffi-tôt sa place.
C'étoit trop de févérité :

Mais la publique utilité

Défendoit que l'on fît au Garde aucune grace. Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau Briller quelque clarté, spectacle affez nouveau. Curieux, il y court, entend de loin la Dame

Rempliffant l'air de fes clameurs.

Il entre, eft étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette trifte mufique,

Pourquoi cette maison noire & mélancolique ?
Occupée à fes pleurs, à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles :

Le Mort pour elle y répondit.
Cet objet, fans autres paroles,
Difoit affez par quel malheur

La Dame s'enterroit ainfi toute vivante.
Nous avons fait ferment, ajoûta la fuivante,
De nous laiffer mourir de faim & de douleur.
Encor que le Soldat fût mauvais Orateur,
Il leur fit concevoir ce que c'eft que la vie.
La Dame cette fois eut de l'attention;
Et déjà l'autre paffion

Se trouvoit un peu rallentie.
Le temps avoit agi. Si la foi du ferment
Pourfuivit le Soldat, vous défend l'aliment,
Voyez-moi manger feulement,

Vous n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles
Conclufion qu'il obtint d'elles

Une permiffion d'apporter fon foupé,
Ce qu'il fit; & l'Efclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès-lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.

Madame,
, ce dit-elle, un penser m'eft venu:
Qu'importe à votreEpoux que vous ceffiez de vivre?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous
fuivre,

Si par votre trépas vous l'aviez prévenu?

Non, Madame, il voudroit achever fa carriére.
La nôtre fera longue encor, fi nous voulons.
Se faut-il, à vingt ans, enfermer dans la bière?
Nous aurons tout loifir d'habiter ces maisons.

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