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l'éditeur en pareil cas est un véritable crime, et même un double crime car il se rend coupable à la fois envers l'individu dont il parle, et celui qu'il fait parler; envers l'individu sur qui porte la calomnie, et celui auquel la calomnie est imputée.

L'indignation de M. le prince de Talleyrand contre des falsificateurs criminels sous ce double rapport est donc très louable. Elle prouve, quoi qu'on en dise, qu'il a aimé quelqu'un, et qu'il attache quelque prix à l'opinion. Nous aimons à lui voir chercher les moyens d'empêcher « les âmes passionnées ou mercenaires d'abuser de la facilité que leur offrent des mémoires particuliers, inédits, pour répandre sous le nom d'autrui le venin dont elles sont remplies.

>>

Mais les moyens proposés par son altesse sont-ils admissibles? c'est ce que nous nous permettrons d'exami

ner.

« Le premier de ces deux moyens, qui ne peuvent rien l'un sans l'autre, serait de rappeler la curiosité publique à son légitime objet par une loi qui lui laissât une latitude entière sur ce qui est véritablement de son ressort. »>

Malgré les égards dus au caractère et à la qualité du législateur et à ses excellentes intentions, nous ne pouvons le taire, cet article, que nous n'avons pas compris d'abord, ne nous a pas édifiés quand nous avons cru le comprendre.

Qu'est-ce qu'une loi qui rappellerait la curiosité publique à son légitime objet? sinon une loi qui la res

treindrait dans certaines limites. Que serait alors l'entière latitude laissée à la curiosité restreinte? probablement celle qu'on laisse à un homme libre enfermé entre quatre murailles. Si cet article a un sens, ce ne peut être que celui-là. N'était-il pas possible de s'exprimer d'une manière plus simple, et de dire: Permis désormais de lire tous les livres, excepté ceux dont la lecture sera défendue; et de parler de tout, excepté de ce dont il sera défendu de parler?

Cette loi, qui s'entendrait bien, ne serait cependant pas plus juste que celle qu'on n'entend pas. Elle punirait la curiosité quand c'est l'indiscrétion qu'il faut réprimer. La curiosité est avide de caquets imprimés; mais n'est-ce pas l'indiscrétion qui les imprime?

Semblable à ces animaux qui se nourrissent de tout ce qu'on leur jette, mais qui sont surtout friands de chair humaine, le public n'est, il est vrai, que trop anthropophage en fait de réputations. Toutefois ne dévoret-il que celles qu'on lui livre tout assassinées; c'est le pourvoyeur qu'il faut punir, et non le consommateur.

la

La vérité cependant nous oblige à convenir que théorie de M. le prince de Talleyrand n'est pas neuve, qu'elle est pratiquée depuis des siècles par une autorité respectable, et que ce n'est qu'un emprunt fait à l'inquisition, laquelle ne sévit pas moins contre les lecteurs que contre les auteurs.

Passons au second moyen : « C'est d'établir comme principe fondamental de politique et de morale que

rien de ce qui n'appartient pas exclusivement à la conduite des hommes publics... ne peut être déféré à l'opinion publique... que par la voie des tribunaux... Il ne faudrait alors, poursuit le législateur, de lois pénales contre les calomnies qu'en faveur des hommes publics attaqués dans leur conduite publique; toutes imputations qui leur seraient faites à d'autres titres étant tenues de plein droit pour calomnies.»

Si le premier article nous a paru trop obscur, celuici nous paraît trop clair. Il est probable que les hommes d'état ne le repousseraient pas. La douce condition que la leur, sous la protection d'une pareille loi! Responsables de leur administration devant un tribunal auquel ils ne peuvent être déférés que dans des formes qui ne sont pas déterminées, qu'ont-ils à craindre comme hommes publics? et que redouteraient-ils comme hommes privés, puisque toutes imputations dirigées contre eux comme particuliers seraient tenues de plein droit pour calomnieuses?

Ainsi monseigneur eût-il été vénal comme le cardinal Dubois, exacteur comme le cardinal Mazarin, proscripteur comme le cardinal de Richelieu, on ne saurait l'affirmer sans le calomnier, parceque ces faits constatés par le cri général ne l'auraient pas été par un jugement; et l'opprimé qui en appellerait à l'opinion publique se verrait poursuivi d'office comme calomniateur, non pas parceque monseigneur serait innocent, mais parceque monseigneur n'aurait pas été puni.

Une pareille loi ne semble-t-elle pas plutôt dirigée contre ceux qui disent la vérité que contre ceux qui l'altèrent, contre la médisance que contre la calomnie?

On ne peut que trop s'étonner, au reste, de la voir souscrite du nom d'un homme irréprochable; d'un homme qui, grâces à cette union de talents et de vertus sans laquelle on n'est pas un ministre parfait, a joui du rare privilége de se perpétuer dans le ministère à travers toutes les révolutions et sous tous les régimes. Que proposerait de pis le duc d'Otrante si, pour la première fois, il s'embarrassait de ce qu'on dit de lui; si sa dernière disgrâce lui avait tourné la tête au point de lui faire croire qu'on peut imposer silence à l'opinion?

Mais est-il bien certain que ce projet de loi soit de M. le prince de Talleyrand? Sa signature n'est qu'une faible garantie de ce fait pour quiconque est un peu au courant de ses habitudes. Ne se trouve-t-elle pas au bas de quantité de travaux, soit sacrés, soit profanes, soit théologiques, soit philosophiques, soit diplomatiques, tels que mandements, monitoires, notes, rapports, voire certains rapports sur l'organisation de l'instruction publique, lesquels ne sont pas plus sortis de la plume de son altesse, que le texte d'un certain contrat de mariage au bas duquel sa signature se trouve aussi? A défaut de feu Champfort, l'abbé Desrenaudes qui n'est pas mort, et tel homme qui vit encore, pourraient nous donner sur tout cela d'utiles éclaircissements; mais le premier est discret comme un confesseur, et quant au second, qui

sait tout le prix d'un secret, il n'est pas aisé de le faire parler si l'on n'est pas riche.

Au reste, quel qu'il soit, si l'auteur de ce travail le revoit, comme nous le croyons nécessaire, nous engageons ce publiciste à le compléter en déterminant le laps de temps pendant lequel cette loi aurait son effet. Faute de cela, ceux de nos petits enfants qui écriront l'histoire pourraient être aussi poursuivis en calomnie. Veut-on donc que M. le prince de Talleyrand ne soit jamais un personnage historique?

LES AVEUGLES.

Leur nombre est grand ici-bas. On en rencontre à chaque pas dans les rues; on en rencontre à chaque page dans les livres.

Le premier aveugle connu ne serait-il pas Isaac? faute d'y voir, il donna à Jacob la bénédiction qu'il devait à Esaü. Que de pères ont fait depuis la même bévue, faute d'y regarder!

En tête des vieux aveugles, mettons aussi OEdipe, qui n'y voyait clair que pour deviner les énigmes. On sait à quelle occasion il s'arracha les yeux. Sophocle, Voltaire et Ducis, lui ont fait raconter ses mésaventures en vers sublimes, mais non pas plus que les airs sur lesquels Sacchini les lui fait chanter. Nous nous abstien

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