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mairien a très grand tort de dégriser. Il est difficile de rassembler plus de bévues en moins de mots. Le reste de la pièce est digne de ces échantillons. Mais eût-elle été meilleure, mais fût-elle meilleure même que celle de La Fontaine, c'eût été une faute que d'avoir refait le sujet, que de heurter de front un préjugé qui approprie à tout grand maître tout sujet sur lequel il s'est essayé; préjugé justifié surtout par le génie de La Fontaine, qui imprime son cachet sur les sujets mêmes qu'il a traités le moins heureusement; et qui, si négligemment qu'il ait travaillé, les a toujours enrichis de quelques beautés.

Il n'y a rien à gagner à lutter contre un pareil adversaire. Evitons donc de traiter les sujets qu'il traite, et dans cet intérêt aussi, connaissons bien quels sujets il a traités. Belle recommandation! dira-t-on. Un fabuliste pourrait-il ne pas connaître cet auteur, cet ami de tous les âges, avec qui l'enfance elle-même est familiarisée, et que tous les écoliers savent par cœur?

Un fabuliste s'est trouvé pourtant à qui La Fontaine était inconnu; et c'est dans l'avertissement qui précède son recueil, que cet homme unique en France fait l'aveu naïf de son ignorance. Il y dit en substance : « Au moment où je livre ces fables à l'impression, j'apprends qu'un M. de La Fontaine a traité quelques uns des sujets sur lesquels je me suis essayé. J'affirme que jusqu'à ce jour j'ignorais qu'il existât un M. de La Fontaine, et je prie le public de croire que, s'il se trouvait

quelque ressemblance entre les fables de ce M. de La Fontaine et les miennes, ce n'est pas moi qui suis le plagiaire. >>

Il ne s'en trouva aucune, et personne n'a jamais moins été coupable de plagiat que l'auteur de cette déclaration, qui l'a fait plus connaître que ses fables'. Il y a entre lui et La Fontaine toute la distance qui se trouve entre l'alpha et l'oméga; et de même que toutes les lettres de l'alphabet sont comprises entre ces deux termes, de même tous les fabulistes bons ou mauvais, y compris même le grammairien, se rangent entre ces deux extrêmes.

Il est encore un avantage que La Fontaine a dédaigné, ou plutôt négligé, car le dédain n'était pas dans sa nature; celui d'inventer ses sujets. Il n'avait pas besoin d'inventer, lui. , pour être original; ou plutôt ses sujets deviennent ses inventions dès qu'il les a mis en œuvre. Mais si ce n'est pas pour prendre un avantage sur La Fontaine, avec qui personne ne peut entrer en concurrence, inventez pour ne pas laisser prendre avantage sur vous

à vos concurrents.

Indépendamment de ce qu'il y a un mérite quelconque, si petit qu'il soit, à inventer le fond de vos fables, Vous évitez par là l'inconvénient de vous trouver en rivalité avec trente fabulistes modernes, ce à quoi sont exposés les poëtes qui empruntent aux étrangers le fond

Elles ont été imprimées, je crois, chez Goujon, rue Taranne, en 1801 ou 1802. La Décade a parlé aussi de ce singulier avertissement.

de leurs apologues. Ces richesses étant du domaine public, chacun se croit en droit de s'en saisir. C'est ce qui fait que les trois quarts des recueils publiés depuis trente ans sous le titre de Fables nouvelles, n'offrent que des vieilleries traduites et retraduites de Lessing, de Gay, d' Yriarte ou de Pignotti.

Si dans vos imitations vous avez mieux fait que vos devanciers, le mal n'est pas grand; mais si vous avez fait moins bien, quel intérêt pourra déterininer le lecteur à reprendre votre livre? Il n'a pas même pour sa curiosité le mérite de la nouveauté. Cet oubli absolu menace moins le fabuliste inventeur; il ne doit pas le craindre s'il a su créer d'ingénieuses fictions. C'est ainsi que Lamotte, décrié depuis si long temps, ne s'en fait pas moins lire de ceux-là même qui le décrient. L'invention l'a sauvé. Il serait mort à jamais s'il eût traité les mêmes sujets que La Fontaine, avec lequel, ni J.-B. Rousseau, ni Despréaux lui-même, moins prudents que Lamotte, n'ont pu soutenir la comparaison.

Fabulistes, inventez donc vos sujets. De plus, traitez de préférence des sujets d'intérêt général. Emprisonnezvous le moins souvent possible dans des intérêts de circonstance ou de localité. Écrivez pour tous les temps et pour tous les lieux. Les grands principes de la morale sont les mêmes partout. C'est en vous élevant à leur hauteur, à l'exemple d'Ésope et de Pilpai, que vous pourrez vous faire un domaine égal en étendue à celui de la nature; que vous écrirez, non pas pour des Indiens, des

Grecs ou des Français, mais pour les hommes ; que vous serez fabulistes pour le monde entier.

Les questions de politique générale sont aussi d'intérêt général; et, quoi qu'on en dise, la politique n'est pas moins à la portée de l'intelligence commune que la morale elle-même, comme laquelle aussi elle ne devient obscure que lorsqu'elle se déprave. Ne craignez donc pas de faire des fables politiques, ne fût-ce que pour divulguer les mystères de la politique dépravée. Quel que soit le moyen qu'on emploie, c'est bien mériter de l'humanité entière que d'éclairer l'homme sur ses droits et sur ses devoirs. C'est par la crainte seule qu'ils ont de voir les hommes sortir de l'enfance, que les professeurs d'un certain parti voudraient que les fables et d'autres ouvrages encore, tels que la comédie, voire la tragédie, ne fussent propres qu'à divertir des enfants sans les former.

Les anciens ne pensaient pas ainsi. Les intérêts politiques sont peut-être les premiers qu'ils aient débattus dans leurs apologues. La fable des Membres et de l'estomac, que Menenius Agrippa avait empruntée à Lokman, est plus ancienne que celle du Renard et le Corbeau, qui appartient à Ésope. La plupart des apologues de la Bible sont politiques. On trouve aussi un bon nombre d'apologues politiques dans Phèdre.

Quant aux modernes, sans nous prévaloir de l'apologue en trente-six chants que nous a laissé l'abbé Casti, ne recourons qu'à l'autorité de La Fontaine. Le Dragon à

plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues, le Vieillard et l'Ane, les deux Taureaux et la Grenouille, les Loups et les Brebis, et tant d'autres fables du bonhomme, sont-elles autres que des fables politiques?

Au reste, en écrivant pour les hommes, de quelque âge qu'ils soient, n'est-ce pas les trois quarts du temps écrire des enfants? Écrivez du moins pour qu'ils cessent, s'il se peut, de l'être.

pour

SUR UNE LOI

PROPOSÉE PAR M. LE PRINCE DE TALLEYRAND CONTRE LA CURIOSITÉ.

Avant d'en venir à l'examen de cette loi, nous demandons la permission de faire une petite digression sur son objet.

La curiosité est un désir immodéré de connaître ou d'apprendre. Comme toutes les passions, elle a ses avantages et ses inconvénients.

C'est à la curiosité que nous sommes redevables d'une partie de nos grandes découvertes. Les sciences lui ont presque autant d'obligations qu'au hasard.

gens

En revanche, à combien de braves n'a-t-elle pas rendu de mauvais services? Que d'honnêtes maris ne doivent la perte de leur sécurité qu'à la curiosité!

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