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FAUT-IL FAIRE DES FABLES

APRÈS LA FONTAINE?

Un nouveau recueil de fables paraît-il, les arbitres du goût de s'écrier, sans l'avoir lu: Pourquoi des fables après La Fontaine ?

S'il avait été défendu de faire des tragédies après Corneille, et des comédies après Molière, le théâtre français serait-il le premier de tous? Racine, Crébillon, Voltaire, Regnard, Destouches et d'autres, l'auraient-ils enrichi de nouveaux chefs-d'œuvre ?

Il y a plus d'une manière de bien traiter un genre, et de s'y montrer original.

Pour blâmer un poète de s'être exercé dans un genre où un génie singulier occupe la première place, il faudrait, ce me semble, s'être assuré que, destitué d'originalité, le débutant ne peut que mal recommencer ce qui a été bien fait avant lui; ou que, plutôt bizarre qu'original, il a fait ce que le bon goût et le bon sens ont dédaigné de faire.

Mais si, en s'ouvrant une route nouvelle, il y a trouvé des ressources que ses devanciers n'ont pas connues; s'il ne diffère d'eux que parcequ'il plaît par d'autres moyens, sachons-lui gré de son audace, justifiée par cette dissemblance même.

Cette dissemblance est celle que vous seriez bien fâché de ne pas trouver entre Racine et Corneille. Ne préféreriez-vous pas Racine, qui ne ressemble pas à Corneille, à tout poëte qui lui ressemblerait? et ce qui détermine votre préférence, n'est-ce pas cette dissemblance même qui varie vos plaisirs ?

Cela est conforme à la nature. Elle se plaît à varier les beautés dans les mêmes espèces. Que de belles femmes, d'ailleurs si différentes entre elles! Aimerions-nous mieux qu'elles se ressemblassent toutes? Non, certes, dussent-elles être toutes modelées sur la Vénus de Praxitèle! Variété, c'est ma devise, a dit La Fontaine ; c'est celle de tout le monde. La femme que nous sommes portés à aimer le plus, inconstants que nous sommes ! n'estelle pas celle qui ressemble le moins à la femme que nous avons le plus aimée?

Pardonnons donc aux poëtes d'oser faire des fables après La Fontaine, s'ils ont le bon esprit de ne pas l'imiter. La gloire de ce genre, dans lequel il est inimitable, peut être augmentée par des hommes qui ne l'imiteront pas. Le bon homme annonce lui-même qu'il laisse encore à faire après lui :

La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
LA FONTAINE, fab. 1, lib. III.

Florian, Aubert, Ginguené, pour ne citer que des morts, ont déjà prouvé, par des fables excellentes, qu'en

émettant cette opinion, le bon homme ne s'était pas trompé.

Il faut oser le dire aussi, ce fabuliste, si admirable dans ses narrations, n'est pas irréprochable dans ses compositions, et dans cette partie il permet de mieux faire que lui. Les rapports qui doivent se trouver entre la fable et l'affabulation, par exemple, ne sont pas toujours établis chez lui de la manière la plus exacte. Ses moralités pourraient être quelquefois aussi plus conformes à la saine morale. C'est avec peine qu'on lui voit terminer une de ses plus jolies fables par

ce vers:

Le sage dit, suivant les temps,
Vive le roi! vive la ligue!

Plus d'un heureux du jour doit, je le sais, à la pratique de cette maxime le bonheur dont il jouit aujourd'hui, comme celui dont il jouissait hier, comme celui dont il jouira demain. C'est ainsi qu'on se perpétue dans les honneurs et dans la fortune; c'est ainsi qu'on est successivement ministre de la monarchie et de la république, et pair sous l'empereur comme sous le roi. L'honneur mis à part, cette règle est, sans contredit, de l'observation la plus salutaire pour l'intérêt privé. Mais en est-il de plus pernicieuse à l'intérêt public? et n'est-il pas affligeant de voir le génie, dans ses distractions, consacrer un principe que la vertu réprouve?

Le charme que La Fontaine répand dans les apolo

gues que terminent une moralité inexacte ou fausse peut racheter ces défauts, mais il ne saurait les effacer. Le fabuliste qui les évitera aura donc un avantage sur La Fontaine. C'est, à la vérité, le seul qu'il soit possible de prendre sur lui. Cependant si le nouveau fabuliste sait imprimer à ses apologues un caractère particulier, s'il sait être original aussi, on ne peut que le féliciter d'avoir eu, non pas la présomption, mais le courage de faire des fables après La Fontaine.

Ce dont un homme de bon sens ne s'avisera jamais, c'est de refaire un des sujets traités par le maître, lors même que le bon goût le lui permettrait. Il y aurait à cela imprudence dans l'homme de talent, et dans l'homme sans talent impudence.

Un grammairien, que je voudrais pouvoir accuser d'imprudence, a fait cette faute il y a une douzaine d'années. La fable du Cygne et du Cuisinier ne lui paraissant pas assez parfaite, il a cru devoir la refaire, et qui mieux est, la publier 1. On n'en saurait disconvenir, la fable nouvelle ne ressemble pas à l'ancienne; on n'y trouve rien de La Fontaine. Notre grammairien débute ainsi :

Un manant nourrissait un cygne avec une oie.

N'est-ce pas dire que le manant donnait l'oie à manger au cygne? Nourrir un enfant avec un dindon ne

I

Voyez la Décade philosophique de je ne sais quelle année.

signifie pas la même chose qu'élever un enfant avec un dindon. La Fontaine avait dit tout uniment :

Dans une ménagerie,

De volatiles remplie,

Vivaient le cygne et l'oison.

Il n'y a pas là d'équivoque.

Après avoir peint d'une manière aussi vive que gracieuse les jeux de ces deux compagnons, nourris pour un sort bien différent, le bon homme dit plus bas :

Le cuisinier, ayant trop bu d'un coup,

Prit l'oison pour le cygne, et, le tenant au cou,

Il allait l'égorger, puis le mettre en potage.

Le rival de La Fontaine donne une cause différente à l'erreur du cuisinier. Le sien, homme très sobre, n'y voit pas trouble, mais n'y voit goutte. C'est de nuit qu'il procède à l'exécution, c'est de nuit que, trompé par la couleur du plumage, il prend le cygne pour l'oie. Le proverbe dit qu'à la nuit tous chats sont gris. La couleur du plumage ne peut donc influer en rien dans une pareille méprise. D'autre part, comme la différence, que les yeux auraient peine à apercevoir en cette circonstance, ne saurait échapper au toucher, si noire que soit la nuit, un cuisinier ne peut pas long-temps prendre pour une oie le cygne qu'il tient par le cou, à moins qu'il ne soit soûl, à moins qu'il n'ait trop bu d'un coup, comme le cuisinier de La Fontaine, que le gram

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