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vous qu'il s'agit ici d'un des génies les plus originaux qui aient existé; d'un poëte qui n'a d'analogue ni parmi les anciens ni parmi les modernes; d'un esprit tout-à-fait à part; du premier de tous les fabulistes; de La Fontaine enfin? Je crois avoir entendu parler de cet auteur-là. Nous en faisons peu de cas à Tubingue; mais si vous l'estimez tant, vous autres Français, pourquoi lui donner un nom injurieux, un nom dont un rustre s'offense? pourquoi l'appeler bonhomme? - Voilà encore, mon cher ami, un de ces cas où le mot prend une acception particulière. Tantôt l'homme était qualifié par le mot; à présent le mot est modifié par l'homme. Bonhomme, dit de La Fontaine, ne désigne pas absence d'esprit, mais caractérise la nature de son esprit. Il est impossible d'avoir un esprit plus fin, plus étendu, plus varié que celui de La Fontaine; mais comme tout en lui porte le caractère de la simplicité, on lui a donné le nom de bonhomme, ce qui n'a pas peu réhabilité cette qualification. Aussi je ne sache pas que depuis il se soit trouvé un homme d'esprit assez sot pour n'en pas vouloir; les plus malins en sont les plus friands. Pas un satirique qui ne veuille être bonhomme. Je suis bonhomme, disait Palissot à ses amis, qui ne l'en croyaient guère, pendant que les amis de Beaumarchais, dont la plume était bien autrement redoutable, disaient de lui, c'est un bonhomme, et ils avaient raison. Je connais ce Beaumarchais; M. Goëthe en a fait le héros d'une de ses tragédies en prose. Cet homme décrié de tant de manières, par

cequ'il excitait l'envie sous tant de rapports, a dit, Ma vie est un combat; mais sa vie est celle d'un homme qui s'est défendu sans cesse et n'a jamais attaqué; d'un homme qui sans prétendre faire la loi n'a pas voulu la recevoir. Dans cette vie abondante en traits de malice, on n'en trouve pas un de méchanceté : avec ses malices il faisait de l'argent, et avec de l'argent des bonnes œuvres. Le produit de cent cinquante représentations du Mariage de Figaro a été distribué aux mères nourrices. Beaumarchais a fait avec ses fonds plus de bien aux pauvres, à lui seul, que depuis lui tant d'économes de bienfaisance, tant de cuisiniers de philanthropie, n'en ont fait avec les deniers d'autrui. D'ailleurs, simple en ses mœurs, dévoué à ses amis, idolâtre de sa famille, et, dans toutes les circonstances, les grandes affaires exceptées, mené en tout, par tout le monde, il se donnait à quiconque aurait besoin de lui: il s'était donné à son chien même, jolie levrette, sur le collier de laquelle on lisait: Je m'appelle Florette, Beaumarchais m'appartient. C'était vraiment un bonhomme que ce méchant-là.

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Cette conversation nous conduisit jusqu'à Bruxelles. Nous ne fûmes pas peu satisfaits en passant de voir le Manneken-pis1 réintégré dans ses honneurs et dans ses

■ Fontaine célèbre, petit chef-d'œuvre de l'art qui n'a jamais imité plus exactement la nature. Vers l'époque où ceci fut écrit, le Manneken-pis avait été volé et démembré. Retrouvé bientôt après, il fut restauré et replacé sur sa base, à la grande satisfaction des bourgeois, qui crurent avoir retrouvé leur palladium.

fonctions. Non loin de là demeure un gros négociant pour lequel mon Allemand avait des lettres de recommandation. Nous passions devant sa porte: Entrons, dis-je, ce sera une visite de faite.

On nous introduit: nous trouvons dans un cabinet un homme gros et court, à la panse rebondie, au teint fleuri, à la figure joviale; il est entre quarante et cinquante, c'est-à-dire à l'âge où, sans être ridé, l'homme qui a pensé et senti en porte des traces sur son visage. Loin d'être sillonné par le sentiment ou par la pensée, son front est lisse et tendu: on remarque seulement des deux côtés de sa bouche de petits plis tracés par l'habitude du rire, qui semble avoir établi sa résidence sur cette large face, où habite aussi le contentement de soi-même.

C'est en riant que le patron nous accueillit, sans trop se déranger. Point de cérémonie, dit-il; vous m'êtes adressé par mon meilleur ami : je vous aime déjà autant que lui. Les amis de mes amis sont mes amis : j'aime tout le monde. Puis, prenant un ton plus grave: Avezvous besoin de mes services? - En aucune manière ; j'ai voulu seulement... — Je n'en suis pas moins tout à vous, reprit-il en recommençant à rire. Touchez là, et retenez bien que quand une fois on a touché là, et il tendait la main, on peut compter sur moi en toute circonstance. Tout ce que je dis part du cœur, ajouta-t-il en frappant sur son ventre. Votre ami sait à quoi s'en tenir ; il vous dira que je suis bonhomme.

A ce mot, nouveau regard de surprise de la part de mon compagnon: nous levons le siége.

Ah çà, me dit-il quand nous fùmes dans la rue, quelle est la prétention de ce gros réjoui?. Veut-il passer pour un imbécile, ou pour un homme d'esprit ? A quelles fins s'intitule-t-il bonhomme? - A plus d'une fin, mon cher. Cet homme ne manque pas de finesse, sous son enveloppe épaisse. Si l'esprit n'est pas sa qualité dominante, il a assez de jugement pour s'en apercevoir, et se dit bonhomme pour faire croire que c'est par dédain pour l'esprit qu'il en fait si peu d'usage. L'explication de son vocabulaire vous donnera au reste celle de son caractère. Comme tout le monde peut lui être utile, il salue tout le monde du nom d'ami; mais cela signifie: Vous êtes à moi. Vous dit-il, Je suis tout rond; entendez par là qu'il ne se dérangera pas pour vous. Ajoute-t-il, Comptez sur moi en toute circonstance; concluez-en qu'il compte sur vous en toute occasion.

Ce bonhomme-là est un égoïste. Ce mot peut encore être pris dans cent acceptions différentes; mais ce serait à n'en pas finir que d'entreprendre d'en faire l'énuméra

tion.

Nous achevâmes notre journée au spectacle. On donnait le Déserteur. Mon jeune Allemand, riant et pleurant tout à la fois, écoutait ce singulier ouvrage dans le silence de l'attention; mais son admiration ne put se contenir quand le grand cousin se mit à chanter à tue-tête :

Tous les hommes sont

Bons.

On ne voit que des gens

Francs,

A leurs intérêts

Près.

Vers admirables! s'écria le compatriote de M. Goëthe. Voilà le portrait de notre dernier bonhomme; de bien d'autres!

et

DE LA DÉCADENCE DU THÉATRE

EN FRANCE.

Une commission tirée de l'institut de France est chargée par le ministre de l'intérieur de rechercher les causes qui menacent le théâtre français d'une prochaine décadence, et d'indiquer les moyens de la prévenir.

Quoique je ne sois pas de l'institut, ce qui n'est ni de sa faute ni de la mienne, me sera-t-il permis, en qualité d'auteur dramatique, de donner, vaille que vaille, mon opinion sur ces questions? Je les ai traitées plus d'une fois, et dans l'intérêt des auteurs, et dans l'intérêt du gouvernement, et j'ai sur ces choses-là, malheureusement pour moi, à peu près quarante ans d'expérience.

Si la décadence du théâtre français est imminente, ce que je crois, ce n'est pas aux auteurs, ce n'est pas

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