Page images
PDF
EPUB

Certes, quand il était simple officier dans l'armée parlementaire, sir Olivier ne songeait guère à s'emparer de la première place. Le premier échelon franchi, il se sentit assez de force pour monter plus haut, et, d'échelon en échelon, il s'éleva aussi haut que l'échelle pouvait le porter. Aussi disait-il à M. de Bellièvre que l'on ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l'on va.

Sa grandeur ne fut pourtant pas l'ouvrage de sa seule ambition. Ou je me trompe, ou la peur y contribua quelque peu; oui, la peur. En butte, après la mort de Charles Ier, à la haine des royalistes; en butte à celle des indépendants, après la dissolution du parlement, Cromwel sentit qu'il était perdu s'il se dessaisissait du pouvoir, bien plus, s'il n'en accroissait pas l'énergie et l'intensité. Sous le nom de protecteur, il se fit despote, et, pour échapper à l'échafaud, il se réfugia sur le trône.

Cromwel régna. L'Europe s'inclina devant sa fortune. Le monde l'estima heureux, heureux comme un roi! Dieu sait ce que c'est que ce bonheur-là. Il y a peu de malheurs qui ne lui soient préférables.

Qui pourtant, une fois dans sa vie, n'a envié le sort des rois?

Si j'étais roi, disait un petit pâtre, je garderais mes moutons à cheval. Et moi, disait un autre polisson, si j'étais roi, je mangerais de la soupe à la graisse dans une écuelle de velours. Ils pensaient aux bénéfices de la

place et non à ses charges. Voltaire me semble montrer plus de jugement qu'eux quand il dit :

Si j'étais roi, je voudrais être juste,
Dans le repos maintenir mes sujets;

Et tous les jours de mon empire auguste
Seraient marqués par de nouveaux bienfaits.

Honorable vœu que celui-là! Il est permis de désirer de commander aux hommes quand c'est de leur bonheur qu'on fait l'objet de son ambition. Telle était celle de ce bon Lambertini '; il n'avait sollicité la papauté que pour voir arriver un bon homme. « Se volete un buon c... di papa, pigliate mi, » disait-il à la troupe écarlate. Mais les philosophes se voient plus rarement encore sur le trône que les amateurs de soupe à la graisse.

y

2

LE BONHOMME.

L'autre jour je me promenais le long du canal de Vilvorde avec un officier allemand qui, par amourpropre, estime les Français, avec lesquels et contre lesquels il a fait la guerre.-Si nous allions voir, me dit-il, le colonel, à Koekelberg 3.-Je ne demande pas mieux. Mais il faut prendre pour cela un chemin de traverse,

I Benoît XIV.

⚫ Canal de communication entre cette petite ville et Bruxelles. 3 Village voisin de Bruxelles.

que je ne retrouverai jamais. Quand je sors de chez moi, je sais quelquefois où je vais, mais je ne sais pas toujours par où je dois aller.

Sur ces entrefaites passe un homme de la campagne : Bonhomme, lui dis-je sans hauteur comme sans familiarité, le chemin de Koekelberg, s'il vous plaît? Bonhomme vous-même, me répond-il avec humeur; je ne suis pas plus bonhomme qu'un autre; et il continue sa

route.

Un soldat que nous rencontrâmes à quelques pas de là fut plus obligeant; il est vrai que je l'avais appelé brave homme, expression à laquelle je n'attache pourtant pas plus d'importance qu'à l'autre. Je flattai ce soldat sans intention, comme sans intention j'avais offensé le paysan.

Mon compagnon sait bien le français pour quelqu'un qui n'a jamais été en France : il l'a étudié dans les grammaires et dans les dictionnaires. Aussi construit-il régulièrement une phrase, et connaît-il la signification positive de tous les mots. Il sait le français, enfin, aussi bien ou aussi mal qu'un excellent écolier de rhétorique, ou qu'un premier de Louvain sait le latin.

D'où vient, me dit-il, l'humeur de ce paysan? Que lui avez-vous dit dont il doive se blesser? Je l'ai appelé bonhomme.-Est-ce donc une injure? Cette interpellation ne se compose-t-elle pas de deux mots honorables? Homme ne désigne pas seulement un animal à deux pieds sans plumes, mais aussi un être intelligent, qui rit, et

pleure même à volonté, porte le nez en l'air, ne marche que sur ses pattes de derrière, et est fait à l'image de Dieu. Quant à l'adjectif bon, peut-on, au premier aspect, en donner un plus flatteur à l'homme que l'on rencontre ? N'est-ce pas exprimer en trois lettres toute la confiance qu'il inspire? N'est-ce pas lui dire que la probité siège sur son front, la candeur sur son visage, et qu'à le voir seulement on le tient pour exempt de tous les défauts et doué de toutes les qualités?

-Rien de plus juste, mon cher monsieur; c'est raisonner à merveille. Vous possédez toutes les ressources de la logique; mais vous ne connaissez pas toutes les finesses de notre langue. Indépendamment de leur signification positive, sachez que les mots ont des significations relatives que certaines circonstances peuvent varier au point de leur donner un sens tout opposé à leur sens naturel. Certaines locutions même ont été si fréquemment employées dans un sens détourné, que ce n'est plus que par exception qu'on les emploie dans leur acception primitive. Bonhomme est dans ce cas ; quoiqu'il se compose de la réunion de bon et d'homme, il ne signifie pas du tout homme bon. Quand vous voudrez vous servir de ces mots réunis, prenez garde d'abord à l'ordre dans lequel vous les placerez. Ce n'est pas dans ce cas-ci Qu'il n'importe guère

Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.

L'adjectif avant le nom peut changer la bonté en bêtise. C'est ce que ce paysan m'a fait sentir, en me répon

dant, « Je ne suis pas plus bonhomme qu'un autre. » C'est le mot de l'orgueil; la modestie aurait répondu : Je ne suis pas meilleur.

J'entends, me dit l'étranger; dorénavant je ne me servirai plus de ce mot que pour désigner un imbécile.

Tout en discutant, nous étions arrivés chez le colonel, vieux militaire de trente ans. Inactif entre deux armées qui ont besoin de lui, et dont l'une n'a pas su le garder et l'autre ne sait pas l'acquérir, il se délasse de la gloire avec l'étude, et se rit de la fortune avec la philosophie.

Vous arrivez à propos, me dit-il après les civilités d'usage. J'ai augmenté ma bibliothèque. Voyez mes acquisitions; un Polybe, un Tacite, un Montesquieu, tout cela échangé contre des bouquins, des romans, des contes de grand❜mère. Ce qui me plaît surtout, c'est cette édition de La Fontaine ; je n'ai pu résister au désir de l'acheter, quoique j'en eusse déjà une stéréotype. La nouvelle sera pour l'appartement; la vieille pour la promenade; car c'est mon auteur favori : je ne saurais me passer du bonhomme.

A ce mot, mon jeune allemand me jette un coup d'œil que je crus comprendre, et la conversation que nous eûmes en revenant à Bruxelles me prouva que je l'avais compris.

Quel est cet imbécile, me dit-il, dont le colonel estime les œuvres au point d'en porter toujours un exemplaire avec lui? Que dites-vous, un imbécile? savez

« PreviousContinue »