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M. de Malesherbes, qui était un homme comme il faut, n'avait pas l'air d'un homme comme il faut, quoiqu'il en eût le ton plus que personne. Un jour qu'il était allé voir un officier supérieur, le factionnaire le força de déposer à la porte la canne sur laquelle il s'appuyait, et qu'indépendamment de son âge la goutte lui rendait nécessaire. Le général, qui le voit arriver tout boitant, court à sa rencontre, lui offre le bras, et demande au soldat pourquoi il en a usé ainsi avec un homme aussi recommandable? Ma consigne, répond celui-ci, est de désarmer tous les gens de mauvaise mine. Il a fait son devoir, dit M. de Malesherbes.

Rien de plus trompeur que la mine. Aussi La Fontaine a-t-il dit :

Garde-toi, tant que tu vivras,

De juger les gens sur la mine.

Un grand seigneur, qui se promenait à pied, est croisé dans son chemin par un humble marchand dont la figure lui déplaît. Cet homme a tout l'air d'un fripon, dit-il, tout haut, aux personnes qui l'accompagnaient. Ce monsieur, répliqua le marchand, a tout l'air d'un honnête homme; mais nous pourrions bien nous tromper tous les deux.

DROLE, GUEUX, COQUIN, GREDIN.

Nous le répétons, il n'y a pas de synonymes. Les mots les plus analogues ne se ressemblent guère plus entre eux que les hommes. Mais comme cela arrive tous les jours avec les hommes, d'après certains rapports de physionomie, on prend souvent l'un pour l'autre.

On dit à chaque instant de tel barbouilleur de papiers qui calomnie à la journée ou à la semaine, c'est un drôle, un gueux, un coquin, un gredin: ces mots, par lesquels on croit n'exprimer qu'une même idée, ont cependant des significations différentes. C'est ce que nous allons essayer de démontrer dans cette petite dissertation.

Drôle, dans l'origine, est le nom d'un agent infernal, d'un lutin, d'un follet, d'un farfadet, mince génie, petit esprit, pauvre diable, assujetti à un sorcier, ou même à un homme qui n'est pas sorcier. Le drôle est très actif et très alerte. Il travaille dans l'ombre et sans bruit. Nettoyer l'écurie, panser les chevaux, et tout cela sans se montrer, telle est son habitude. Son plus grand plaisir est d'étriller les pauvres bêtes. Le drôle s'attache volontiers au maître qu'il sert. En cela il diffère un peu de certains hommes auxquels on donne son nom.

Drôle, en parlant des hommes, a deux significations très opposées, suivant qu'il est employé substantive

ment ou adjectivement. Adjectivement il ne se prend guère en mauvaise part. Il équivaut à enjoué, plaisant, facétieux, et se donne innocemment aux gens d'humeur joyeuse, joviale et bouffonne. Exemple: Cadet Buteux est vraiment drôle. Cela se disait déjà de Lazarille, quand il était paillasse aux boulevards; depuis qu'il est gentilhomme, cela se dit encore : il est aujourd'hui plus drôle que jamais.

corps;

Drôle a quelquefois le sens de singulier, de bizarre, d'original. Rabelais et M. de Bonald ont fait l'un et l'autre un drôle de livre. Ce sont deux drôles de mais les drôleries du paroissien sont un peu plus sérieuses que celles du curé, ce qui prouve que drôle et amusant ne sont pas nécessairement la même chose.

Dans ces locutions, un drôle d'ouvrage, un drôle de discours, un drôle de corps, il faut avoir grande attention à ne pas intervertir l'ordre des mots. Drôle deviendrait alors un substantif, et la phrase tournerait à l'aigre au point qu'il n'est homme si misérable et de si mauvaise compagnie qui ne crût devoir s'en fàcher.

D'un mot mis à sa place apprenez le pouvoir.

Drôle, au substantif, désigne un individu dont la morale inspire peu d'estime, et qui, sans être tout-à-fait un fripon, n'est rien moins qu'un galant homme. Le drôle a moins d'honneur qu'un polisson et plus de probité qu'un escroc. On peut être un drôle et n'avoir jamais rien eu à démêler avec la justice. On peut même

être un drôle et rendre la justice; car il en est des drôles comme des honnêtes gens, il y en a partout.

Le dauphin disait en parlant du cardinal de Rohan: C'est un prince très recommandable, un prélat très respectable, et un drôle bien découplé.

Mirabeau appelait l'avocat Chapelier la fleur des drôles. Il est bien singulier que ce mot ait été trouvé à une époque où Lazarille ne fleurissait ou ne florissait pas encore. Mirabeau, comme le métromane,

Dérobant ses neveux,

A la postérité ne laisse rien à dire.

On peut, comme on le voit, être un drôle dans toutes les fortunes et toutes les conditions; mais un gueux, c'est différent.

Le gueux est un pauvre fainéant, un pauvre mendiant. Tels sont ces misérables qui, dans les rues, vous poursuivent de leurs demandes, ou sur les quais vous affligent du spectacle de leurs plaies et de leurs infirmités. Tels sont ces gens qui vous tendent le goupillon quand vous entrez à la paroisse. Ceux-là au moins donnent pour recevoir. Ils vous vendent de l'eau bénite; que de gens en place font ce commerce, sans passer pour ce qu'ils sont!

Les rats d'église sont réputés les plus gueux des gueux. Dorine dit, en parlant de Tartufe,

Un gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers,

Et dont l'habit en tout valait bien six deniers.

Tartufe n'était d'abord qu'un rat d'église.

Un gueux peut être un escroc, mais le contraire n'est pas impossible. C'est par suite du peu d'estime qu'on a pour la pauvreté, qu'on emploie quelquefois le mot gueux pour celui de malhonnête homme. On penche assez à croire que celui qui est prêt à tout recevoir est prêt à tout prendre.

Molière, surpris de ce qu'un gueux auquel il avait donné un louis par distraction le lui rapportait, s'écria: Où diable la vertu va-t-elle se nicher! C'est le mot d'un misanthrope.

Dans sa plus mauvaise acception le mot gueux indique donc un homme également méprisable et misérable d'après cela, cesser d'être misérable suffit pour cesser d'être gueux; mais en devient-on plus estimable? Un gueux qui fait fortune peut bien n'avoir fait que passer dans la classe des drôles : demandez plutôt à Lazarille.

La mendicité fut un moment extirpée dans plusieurs départements français. Aussi les gueux se disaient-ils ruinés par la révolution. Mais il y a eu pour eux comme pour les nobles une restauration.

Les gueux comptent parmi eux de grands saints. Les frères des quatre ordres mendiants sont-ils autre chose que des gueux? La besace sur le dos, l'écuelle à la main, faisaient-ils sous le froc et en capuchon un autre métier que celui de tant de misérables en sarrau et en souquenille? D'après leur institut, ne pouvant rien possé

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