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avec laquelle ils évoquent les ombres; mais malheureusement tous ceux qui manient la plume aujourd'hui ne sont-ils pas sorciers. Si quelques auteurs sont en fonds pour faire penser, parler, agir et chanter un homme d'esprit et de cœur, il n'en est pas ainsi du grand nombre. Ils n'ont souvent ni vu ni lu l'auteur qu'ils prétendent faire revivre; ou, dans le cas contraire, ils n'ont su ni le saisir ni le comprendre. Ne pouvant le peindre d'après lui, ils le peignent d'après eux, comme Dieu fit jadis l'homme à son image. Le portrait alors devient d'autant moins flatteur qu'il ressemble plus.

Ah! cher éditeur, ne me laissez pas tomber entre les pattes de ces gens-là. De mon vivant, rien ne me désolait autant qu'on me prît pour eux, si ce n'est qu'on les prît pour moi. Sauvez-moi de ce malheur après ma mort. Vous me direz que le sort que je redoute me serait commun avec César, Achille, Alexandre, et tant de héros qu'un écolier peut à son gré traîner sur le théâtre, sans que ces grands hommes souffrent de la sotte figure qu'on leur y fait faire, et des sots propos qu'on leur y fait tenir. Soit ; mais à cela je réponds qu'entre César et moi il n'y a pas de parité; que César est connu de l'univers entier, et qu'à Paris et dans mon village même, tout le monde ne me connaît pas; qu'on se moquera de l'écolier qui aura défiguré une physionomie que nous connaissons tous, tandis que l'on se moquera de moi, que l'on croira reconnaître dans une physionomie qui ne sera que celle de mon barbouilleur. Si je dois être un jour exposé au public, que

ce soit du moins tel que je suis. Je m'aime mieux tel que Dieu m'a fait, que tel que me feraient les hommes. Je ne veux ni perdre ni gagner. Qu'on parodie les ouvrages, passe; mais les hommes, c'est trop fort! Je n'entends pas raison sur cet article; et si j'étais jamais travesti en héros de drame ou de vaudeville, fût-ce même par le trop ingénieux auteur du Pied de mouton, je suis homme à revenir de l'autre monde pour me siffler.

Une autre espèce de spéculateurs contre laquelle je vous prie de me protéger, c'est celle des éditeurs de correspondances. Ces écumeurs de littérature sont nombreux. Tout chiffon griffonné qui tombe sous leurs mains figure aussitôt dans un recueil de lettres inédites. Il me semble pourtant que plus d'une considération devrait apporter des restrictions à l'exercice de ce genre d'industrie, lequel, soit dit par parenthèse, rappelle un peu celui de quelques honnêtes gens qui, la hotte sur le dos, le crochet en main, vont cherchant fortune de borne en borne, et trouvent leur vie dans des tas d'ordures. En publiant ce qui n'a pas été écrit pour le public, on a plus d'une fois compromis deux réputations, celle de la per sonne qui écrivait et de la personne dont on écrivait. Cela me semble blâmable par mille raisons. Si j'ai été injuste, pourquoi donner à mon injustice une publicité qui l'aggrave? Cette lettre contient ce que j'ai pensé une fois; mais est-ce là ce que j'ai pensé toujours? Depuis quinze ans, depuis quinze jours qu'elle a été écrite, mes opinions ont été rectifiées. En divulguant ces opinions,

vous me calomniez. C'est enfin une lettre confidentielle que vous avez interceptée. Or, surprendre des confidences, c'est se rendre coupable d'espionnage; les publier, c'est se rendre coupable de délation. On me dira qu'à l'hôtel des Postes, et ailleurs, ce n'est qu'une bagatelle, un privilége ministériel; je le sais bien. Mais un honnête homme ne peut-il pas rougir de ce qui paraît honnête à un ministre ?

Souvenez-vous, cher ermite, que je désavoue d'avance toute lettre de moi qui pourrait être publiée après ma mort, toutes, excepté celle-ci. Je n'ai jamais fait de caquet de mon vivant; je ne veux pas qu'on puisse me reprocher des caquets posthumes. Je ne veux pas être traité non plus, comme ce pauvre Mirabeau, par de graves censeurs, qui, concluant de ce que tout le monde lit mes lettres, qu'elles ont été faites pour être lues par tout le monde, les compareraient à celles de la Nouvelle Héloïse, et déclareraient la prose de mon histoire inférieure à celle du roman de Rousseau.

Par charité, cher ermite, prenez soin de ma mémoire. A cet effet, je vous nomme dès aujourd'hui tuteur ad hoc. Voyez aussi pour prix des services que vous me rendrez ici-bas, voyez ce que je puis faire pour vous làhaut. Je n'espère plus qu'en Dieu et en vous. J'ai recommandé à Dieu les intérêts de mon âme ; je remets ceux de mon esprit entre vos mains, in manus tuas, domine, commendo spiritum meum.

GALAND, de Fontenay-aux-Roses.

TOURNÉE DANS UNE IMPRIMERIE.

C'est une belle invention que celle de Guttemberg, qui donne à Mayence une célébrité presque égale à celle qu'elle doit à ses jambons. L'écriture fixait la pensée, l'imprimerie la multiplie; et, s'il est vrai que la science soit la nourriture de l'âme, un manœuvre, en faisant jouer une presse, renouvelle tous les jours le miracle de la multiplication des pains.

Je ne suis pas étonné que le créateur d'un pareil art en ait été émerveillé au point de l'annoncer comme un art tenant du prodige. Je ne suis pas étonné non plus que ses contemporains, non moins émerveillés des prodiges qu'un homme opérait en un tour de main, n'aient pas pu croire qu'il eût trouvé à lui seul un si beau secret, et lui aient donné le diable pour complice, dans une découverte dont le premier produit a été une édition de la Bible. Que de gens tiennent encore l'imprimerie pour une invention diabolique!

Faust, ou Fust, ou Faustus, autre associé de Guttemberg, passa aussi pour sorcier, telle est, même aujourd'hui, sur son compte, en Allemagne, l'opinion du peuple, des directeurs de marionnettes, et du fameux Goëthe, qui a trouvé là, pour eux, ou pour elles, un sujet de tragédie.

De bons Parisiens firent ce qu'ils purent pour lui préparer un dénouement; on lit qu'ils présentèrent une requête à nosseigneurs du parlement, à l'effet d'obtenir que Faust fût brûlé pour avoir fabriqué quantité de manuscrits semblables entre eux sous tous les rapports, conformité qui était évidemment un effet de la magie. Cette fois messieurs ne firent pas droit à la requête, et ils firent bien. Au fait, ils auraient commis une injustice ; le sorcier n'était pas Faust, mais son domestique Schoffer, qui perfectionna l'imprimerie, dont il augmenta l'utilité dans une proportion incalculable, en substituant aux planches en bois sculptées par Guttemberg, des lettres mobiles jetées en fonte. Faust, enchanté, donna sa fille en mariage à Schæffer; ce n'était pas se mésallier. Le valet d'un orfèvre est donc véritablement

L'inventeur utile

Qui fondit en métal un alphabet mobile,

L'arrangea sous la presse, et sut multiplier

Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier.
VOLTAIRE, Épître au roi de Danemarck.

Nous disons est, ne vaudrait-il pas mieux dire serait donc l'inventeur? car la Hollande réclame l'invention de l'imprimerie pour Laurent Coster, de Harlem, auquel ses compatriotes ont élevé, à ce titre, une statue, qui pourtant ne prouve rien, sinon qu'il était le plus laid bourgeois de cette ville.

Au reste, Coster a bien pu inventer de son côté à Harlem ce que Guttemberg inventait du sien à Mayence.

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