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couvrent dès qu'ils aperçoivent sa majesté. Eh bien! dit Henri en se retournant vers son guide, sais-tu à présent quel est le roi? - Ma foi, monsieur, il faut que ce soit vous ou moi, car il n'y a que nous deux qui ayons le chapeau sur la tête.

Mais c'en est assez sur ce chapitre, que j'ai commencé sans trop savoir comment je le finirais. Vingt fois, en le faisant, j'ai été au moment de jeter mon bonnet pardessus les maisons, dans la crainte où j'étais de manquer de matière pour le remplir. A présent je sens que je n'en finirais pas, si j'employais tout ce que ce sujet me fournit. Je finis donc pour ne pas fatiguer le lecteur par trop d'abondance; trop heureux s'il n'est pas ennuyé de ce que j'ai trouvé sous mon bonnet.

SUR LE GOUT.

A MADAME LA COMTESSE...

Madame, vous qui êtes douée de tant de goût, vous me demandez ce que c'est que le goût; que ne me demandez-vous aussi ce que c'est que la grâce? Puisqu'il ne suffit pas, à ce qu'il paraît, de posséder les choses pour en juger, je vais tâcher de répondre à votre question, et de vous faire connaître la nature et la valeur de richesses.

vos propres

Le discernement, chez le commun des hommes, est la faculté par laquelle il distingue le bon du mauvais ; le goût est la faculté par laquelle les esprits délicats distinguent non seulement l'excellent du bon, mais ce qu'il y a de plus parfait dans l'excellent même.

L'homme de goût, en fait d'arts et de littérature, est au commun des hommes ce qu'à table le gourmet est au gourmand. L'un choisit ses morceaux, tandis que l'autre se rassasie indifféremment du premier mets qui tombe sous sa main : l'un goûte, et l'autre avale.

Moins sobre que délicat, le gourmet s'enivre quelquefois des liqueurs exquises qu'il rencontre ; mais son délire, en cet état, participe de la noblesse du nectar qui l'a causé, et n'a jamais ressemblé à cette déraison brutale produite par les fumées d'un vin plat et grossier. Ainsi en est-il de l'enthousiasme de l'homme de goût.

Le goût nous est donné par la nature, mais il est perfectionné par l'étude. Ce sentiment, qui détermine nos préférences, et qui est supérieur à la raison même, ne serait qu'un instinct vague s'il n'était guidé et fortifié par l'habitude de comparer les objets, de saisir les rapports sous lesquels ils se ressemblent ou diffèrent ; il faut avoir comparé pour avoir raisonnablement le droit de préférer. L'étude ramasse, le goût choisit ce qu'il faut conserver.

J'ai dit que le goût était supérieur à la raison, et ce n'est point un paradoxe. Que d'objets également bons

aux yeux de la raison sont éloignés d'avoir le même mérite aux yeux du goût. Point de goût sans raison; mais que d'hommes raisonnables sans goût!

Point de goût sans esprit non plus; mais que d'hommes d'esprit sans goût, et qui, d'après cela, ont eu de l'esprit moins pour leur profit que pour celui d'autrui. Ce sont des ouvriers qui ont été chercher dans la mine l'or que les artistes épureront et mettront en œuvre. Je n'en veux pour exemple que Ronsard, Scarron, le père Lemoine et Rabelais, l'inépuisable Rabelais, qui ne sont guère lus que des auteurs qui les pillent.

Tout le monde a son goût; mais le bon goût est rarement celui de tout le monde. Ce goût, qui n'est souvent que celui d'un seul homme, est quelquefois réputé pour mauvais; mais il finit, tôt ou tard, par prévaloir, parceque tel est le droit de tout ce qui est raisonnable.

Boileau avait eu le mauvais goût de reconnaître la sublimité d'Athalie, méconnue par le bon goût de la cour de Louis XIV. La France entière est aujourd'hui du goût de Boileau.

La raison a inventé les procédés de la démonstration, et l'esprit les ornements dont on peut les revêtir; la raison a créé la dialectique, et l'esprit l'éloquence. La raison a imaginé les annales où l'histoire recueille les actions des grands hommes, et l'esprit les formes qui élèvent le style de l'historien à la hauteur de son sujet, l'art de cadencer la prose, l'art de moduler les vers, la

poésie enfin, dont le plus beau privilége est d'immortaliser les héros; mais tout cela ne suffit pas sans l'intervention du goût, qui, entre tant de formes et tant de tons divers, peut seul reconnaître ce qu'il faut préférer. La raison est l'artisan qui construit la charpente de l'édifice, l'esprit est l'artiste qui le décore. Le goût est l'architecte juge de la convenance des accessoires dont l'esprit embellit les travaux de la raison.

L'esprit, la raison et le goût exercent leur influence sur tous les arts; vous la retrouverez dans l'exécution d'un tableau ou d'une statue, dans la construction d'un temple ou d'un palais, comme dans la confection d'un ouvrage de littérature ou de poésie.

Le peintre dont la raison seule conduira le crayon, se bornera à une imitation exacte de la nature étudiée sous son aspect le plus facile; son tableau sera correct et froid. Le peintre chez qui l'esprit domine, avide, au contraire, de difficultés, croira ne pas pouvoir trop animer sa toile; des attitudes bizarres, une expression exagérée seront souvent le résultat des efforts de son pinceau, tandis que les productions de l'homme de goût, correctes sans roideur, simples sans stérilité, animées sans exagération, ingénieuses sans bizarrerie, nous offriront la perfection à laquelle on ne parvient pas sans esprit et sans raison, mais à laquelle l'esprit et la raison, isolés et même réunis, ne donnent pas le droit d'atteindre, puisque le génie sans goût n'y atteint pas luimême.

C'est l'esprit qui a prêté ces divers ornements, ces formes variées aux colonnes qui soutiennent nos édifices; elles n'étaient dans l'origine que des arbres ébranchés, ou des piliers formés de pierres placées sans recherche les unes sur les autres. La raison n'avait songé qu'à la solidité ; l'esprit s'occupa de l'embellissement, emprunta à l'acanthe la grâce et la souplesse des ornements qui enrichissent le chapiteau corinthien, au front du bélier ces volutes élégantes qui caractérisent l'ordre ionique. Vint ensuite le goût, qui fit son choix entre les diverses inventions de l'esprit, et assigna à chaque ordre un emploi particulier; réserva le corinthien pour les temples et les palais; le dorique et l'ionique pour les édifices qui exigeaient moins de magnificence; et l'orde de Pestum, ainsi que l'ordre toscan, pour les constructions qui doivent porter le caractère de la gravité et de la solidité.

Le goût exerce sa critique sur les ouvrages de l'esprit et non sur ceux de la raison. Cette assertion, qui semble hasardée, paraîtra juste si l'on veut songer que la raison est cette faculté par laquelle notre intelligence place les choses dans l'ordre le plus utile au but qu'elle se propose. Quand les choses ne sont pas dans cet ordre, il est clair que la raison n'a pas présidé à leur arrangement; c'est elle alors qui remet les choses en leur place; qui rectifie les fautes faites en son absence; qui exerce sur les ouvrages de la sottise ou de la folie la censure que le goût exerce sur les ouvrages de l'esprit : elle prend alors le

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