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petit pas, et par le plus long, vers le but que l'autre avait touché cent fois, et dont cent fois il avait été éloigné par ses brillantes excursions. A quoi tiennent les fortunes les mieux établies? un rien suffit pour les renverser, Ainsi tomba jadis Aman devant Esther; ainsi Volsey, ainsi Labrosse, ainsi maître Olivier le Dain, né Gantois, furent culbutés du faîte des grandeurs par les causes les moins prévues.

Une marchande d'oranges qui se trouvait là, comme pour compléter cette représentation des vicissitudes humaines, semblait dire, en jouant avec sa marchandise : Saute, Choiseul! saute, Praslin! et peut-être était-elle parente de madame Dubarri. Il y a entre la canaille et. la cour plus d'affinité qu'on ne croit, et ce qui se passe sur la glace ressemble beaucoup à ce qui se passait à Versailles.

Parmi des homines moins brillants, mais plus prudents, et non moins adroits que le patineur dont nous avons parlé, je retrouvais mille personnages historiques. Celui qui, glissant tout doucement les mains dans les poches, fait son chemin en échappant à la critique comme à l'éloge, n'est-il pas ce modeste évêque de Fréjus, ce cardinal de Fleuri, lequel, sans trop s'occuper des autres, qui ne s'occupaient pas de lui, est arrivé si haut, sans qu'on s'en soit aperçu, et n'a paru avoir songé à s'emparer de la première place que le jour où il en a pris possession pour ne plus la quitter.

Cet autre moins patient, mais non moins habile, n'a

pas fourni si paisiblement sa carrière. Il coudoie, il est coudoyé; il accroche, il est accroché; il renverse, il est renversé. Les quolibets, les reproches, les sarcasmes, les injures mêmes attestent ses mésaventures, qui cependant ne sont pas toutes des inaladresses; son habit, taché en tant d'endroits, donne presque le compte de ses chutes; mais, se relevant toujours, et ne reculant jamais, ne rougissant de rien, tirant même vanité de certains faux pas qui l'ont fait avancer, il poursuit sa route au milieu des huées, il atteint la grandeur à travers les opprobres, comme l'agioteur la fortune à travers les faillites et le déshonneur; comme le cardinal Dubois est parvenu aux premières dignités de l'état et de l'église à travers le scandale et l'infamie.

Et cet autre, qui, se trouvant toujours à la suite de l'homme à la mode, ne franchit pas comme lui les obstacles, mais les tourne, n'est-ce pas tel courtisan que je pourrais nommer; éternel complaisant de ceux que la fortune favorise, s'en tenant toujours près pour avoir quelque part aux succès, comme assez loin pour ne pas être entraîné dans la disgrâce, prudent jusqu'à la lâcheté, lâche jusqu'à l'audace, habile jusqu'à la perfidie, se maintenant toujours sur ses pieds au milieu des accidents si communs à la cour, et courant sur cette glace, comme dit Saint-Simon du père Daniel, avec ses patins de jésuite?

Ce n'était de tous côtés que scènes allégoriques. Ici, comme au théâtre, l'homme à talent tombait dans le

piége que l'envieuse médiocrité lui avait tendu. Là, comme aux Tuileries, des enfants avides, au lieu de secourir un pâtissier coulé sous la glace, se disputaient ses gâteaux presque aussi avidement que des ambitieux se disputent la dépouille d'un favori disgracié, auquel ils se gardent bien de tendre la main. Mais la catastrophe qui termina ces diverses scènes me frappa plus profondément que tout ce que j'avais vu.

Pendant que tant de gens s'agitaient, la plupart sans regarder en l'air, sans regarder à leurs pieds, sans regarder même devant eux, les uns enivrés de plaisir, les autres endormis dans l'insouciance, tous jugeant de l'avenir par le présent, tous persuadés que le moment qui sera ressemblera à celui qui est, le temps avait changé, l'air s'était détendu, la température s'était adoucie, la glace s'était amollie. Quelques hommes circonspects, auxquels on donnait un autre nom, conseillaient depuis long-temps la retraite, et avaient fini par prêcher d'exemple; mais les écervelés, et c'était le grand nombre, comme partout, croyant toujours avoir le temps de se soustraire à la débâcle, n'en poursuivaient qu'avec plus d'ardeur le plaisir prêt à leur échapper. Tout-àcoup la glace s'entr'ouvre avec fracas, se divise en mille morceaux, sur lesquels je vois quelques uns de ces insensés que l'abîme n'avait pas engloutis, ou qui n'avaient pas été précipités dans la fange, rester debout comme ces soldats qui régnèrent, après Alexandre, sur ces diverses parcelles dont la réunion, un moment au

paravant, formait l'empire du monde. Un de mes amis, à qui je contais ce mémorable évènement, prétend qu'il n'a jamais eu lieu au bassin de la Villette, où il va patiner tous les hivers (toutes les fois que le temps le permet, s'entend); c'est donc un rêve que je viens de vous conter là. En honneur je ne le croyais pas.

LES ÉTRENNES.

Ce mot n'a pas besoin d'être défini. Il n'y a pas d'ignorant, de quelque âge et de quelque condition qu'il soit, qui ne le comprenne. C'est le plus beau mot de la langue pour les domestiques et les petits enfants, et pour quelques dames aussi.

Cet usage d'ouvrir l'année, en se faisant des cadeaux réciproques, est des plus anciens. Il remonte presque à l'époque de la fondation de Rome.

Tatius, roi des Sabins, qui régna sur les Romains conjointement avec Romulus, après la fusion des deux peuples, ayant regardé comme de bon augure qu'on lui eût fait présent, au premier jour de l'an, de quelques branches coupées dans un bois consacré à Strenua, déesse de la force, il convertit en coutume ce qui n'avait été que l'effet du hasard, et donna aux présents qu'il reçut depuis, au renouvellement de chaque année, le nom de Strenæ, dont nous avons fait étrennes.

A des branches d'arbres les Romains substituèrent des figues, des dattes, du miel, symboles, comme nos confitures et nos dragées, de toutes les douceurs qu'ils souhaitaient à leurs amis pendant le cours de l'année nouvelle. Les clients joignaient une pièce d'argent aux étrennes qu'ils donnaient à leur patron. N'était-ce pas en signe de tribut?

Les trois ordres de l'état donnaient à Auguste des étrennes, dont il employait le prix à l'achat de la statue de quelque divinité. Il pensait que les deniers du peuple devaient être dépensés pour des objets d'utilité publique, et que l'argent des citoyens ne devait pas entrer dans l'épargne de l'empereur. Ce tyran-là avait du bon. L'usage de recevoir des étrennes, tantôt imité, tantôt négligé par ses successeurs, ne s'est définitivement conservé qu'entre particuliers.

Les chrétiens, après avoir réprouvé les étrennes comme une institution du paganisme, ont fini par les rétablir, probablement lorsque les empereurs, qui n'en acceptaient plus, commencèrent à leur en donner. Le pape Sylvestre a reçu d'assez belles étrennes de l'empereur Constantin, si tout ce qui se dit à Rome est article de foi.

Ce tribut, aussi souvent payé par la vanité que par l'affection, a été assez exactement acquitté depuis ce temps-là. Chacun s'y soumet, quoi qu'il en coûte; les uns pour paraître magnifiques; les autres pour ne pas paraître vilains; mais, les laquais et les filles exceptés,

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