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quels les vagues s'amoncellent et se jouent, et dont les flancs pourraient servir à indiquer les différentes hauteurs de la marée, qui n'a jamais recouvert leur cîme.

Voilà les gens de lettres par excellence; à eux seuls appartient la gloire. Mais pourquoi faut-il que la gloire soit trop souvent leur unique partage?

Si l'homme de génie, qui consacre sa vie entière à la confection d'un grand ouvrage, n'a pas été doté par la fortune, c'est nécessité pour lui de vivre dans la misère. Bien qu'il travaille tous les jours, son ouvrage ne pouvant se produire en détail, il ne peut pas recevoir tous les jours le prix de son travail: Le besoin cependant se renouvelle journellement; c'est ce qui a contraint quelques hommes supérieurs à descendre aux spéculations littéraires; semblables en cela à ces héritiers d'un grand nom, lesquels, pour soutenir leur noblesse, s'alliaient aux familles de finance, et, comme ils le disaient, engraissaient leurs terres avec du fumier.

Les maîtres du monde ont quelquefois racheté le génie de cette servitude; mais cela n'arrive pas souvent, et n'arrive pas à tous. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. Il faut, pour que le chef de l'état encourage les artistes, qu'il ait du goût pour les arts, et que les artistes travaillent dans son goût ou dans son intérêt. Auguste, bien qu'il n'ait fait que quelques vers obscènes entre la rédaction de deux tables de proscription, aimait les bons vers; ila enrichi Horace et Virgile. Mais est-ce seulement parcequ'ils faisaient de bons vers? N'est-ce pas

aussi parceque ces bons vers servaient ses vues politiques, et contenaient son apologie? Il serait donc concevable qu'Auguste ait laissé dans le besoin plus d'un poëte sublime qui ne lui aurait pas consacré sa lyre, et qu'il se soit montré indifférent pour des auteurs auxquels il aurait été indifférent. Dans les temps modernes, La Fontaine n'a pas été traité par Louis XIV comme Racine et Boileau.

D'ailleurs, les hommes de génie sont-ils toujours connus du prince? Connus du prince, en sont-ils appréciés? Grands ou petits, si peu de gens se donnent la peine de se faire une opinion; si peu sont en état de s'en faire une. A cet effet, il faudrait lire. Des hommes à qui il faut quelquefois du courage pour s'amuser, en ont-ils assez pour lire? Il leur en coûte moins de parler d'après ceux qui ont étudié, que d'étudier pour parler d'après euxmêmes. Un grand seigneur, qui avait entendu vanter le poëme de l'Arioste, chargea son secrétaire de lui en rendre compte. Les palais sont remplis de grands seigneurs, dont les secrétaires, soi-disant gens de lettres, n'ont que l'antichambre pour cabinet. Impuissants pour tout, hors pour dénigrer, ces littérateurs domestiques emploient à détruire les réputations le temps que les littérateurs libres emploient à en mériter une. Se peutil qu'un prince honore les gens de lettres de beaucoup d'estime, quand il en juge, soit d'après le sentiment, soit d'après le mérite d'un homme de lettres de cette espèce?

C'est pourtant sur ces gens-là que les grâces se répandent le plus communément. Pourquoi? parcequ'ils vont les chercher, et que l'homme laborieux les attend.. Je ne veux point de libéralités inutiles, même dans le temps où la prospérité publique semble les permettre ; mais si la gloire des beaux-arts est une branche de la gloire de l'état, que le chef de l'état répande ses bienfaits sur tous les hommes par lesquels cette gloire s'entretient et s'accroît : il les doit à l'homme qui a fait, à l'homme qui fait, et même à celui qui peut faire.

Mais dans quelles proportions sa libéralité doit-elle se renfermer? Le problème ne laisse pas que d'être compliqué, et le premier venu, fût-il mathématicien, n'en donnera pas aisément la solution.

Cela me rappelle un trait que j'ai lu dans je ne sais quel ouvrage sur la Chine, soit du père du Halde, soit de frère Rigolet, soit de lord Macartney, soit dans les Lettres édifiantes. « Un homme qui, né laboureur, comme le célèbre marquis de Laplace, comme lui aussi était devenu savant, et de savant mandarin, et avait possédé à ce titre un palais et cent mille livres de rente, monnaie du pays, disait à l'empereur Kan-Hi, prince très porté à la libéralité envers les lettres de toutes les classes, que sa majesté ne devait à un lettrẻ que quinze cents francs (monnaie du pays) et un grenier. L'histoire dit aussi que ce calculateur, ayant été réduit, par un de ces revers de fortune qui ont lieu à la Chine comme ailleurs, aux quinze cents francs et

au grenier, il pensa mourir de chagrin, parcequ'on s'étayait de sa décision pour le traiter, quand il fut redevenu lettré, comme il avait voulu qu'on traitât ceux qui n'avaient pas cessé de l'être.

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Encore une fois, ne consultons pas sur cet objet le premier venu. Ce n'est pas cependant que les savants européens ressemblent tous à notre Chinois. Si l'une des révolutions qui nous ont agités eût fait descendre certains savants des hautes places où l'une de ces révolutions les a portés, il en est un qui n'eût pas cru déchoir pour cela, et se serait consolé de n'être plus que le premier mathématicien de l'Europe: c'était M. DE LAGRANGE.

LES PATINEURS.

Que c'était d'un rude vilain

Que la poste eut son origine!

Il avait trois plaques d'airain
Autre part que sur la poitrine.

Cette imprécation de Pélisson contre l'inventeur de la poste, ou plutôt contre le premier courrier à francétrier, est la traduction la plus heureuse, sinon la plus exacte, de celle qu'Horace exhale contre le premier navigateur. Effrayé des dangers qui assiègent un vaisseau, sentiment exagéré par les craintes que lui inspire

son amitié pour Virgile, qui faisait voile pour la Grèce, Horace s'écrie:

Illi robur, et æs triplex

Circa pectus erat, qui fragilem truci

Commisit pelago ratem

Primus.

« Le cœur de l'homme qui, le premier, osa, sur un fragile vaisseau, affronter les fureurs de l'océan, était sans doute revêtu du chêne le plus dur, et environné d'un triple airain. »

Que n'eût-il pas dit du premier patineur? S'il tremblait de ne voir qu'une planche entre l'homme et l'abîme, combien n'eût-il pas frémi en voyant l'eau seule former cette planche sans cesse prête à se dérober, à se briser sous les pieds de l'imprudent qui s'y fie avec tant d'allégresse et de sécurité? Il est vraiment fâcheux qu'un Sicambre, un Batave, un Ostrogot, un esclave du Nord, n'ait pas eu l'occasion de se promener en patins devant Horace, sur le Tibre devenu solide. Nous aurions sans doute une belle ode de plus !

Il est probable que l'usage des patins, non seulement n'était pas connu des Romains, mais qu'il n'a pas même été inventé par les anciens peuples. C'est aux Hollandais vraisemblablement que les modernes sont redevables de cette découverte. Dans un pays coupé par de nombreux canaux, couvert par de fréquentes inondations, l'activité a dû trouver ce véhicule, emprunté bientôt par l'oisi

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