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Ragoczi, plutôt administrateur que général, laissa ses lieutenants guerroyer dans les plaines de l'Autriche, et travailla à assurer l'équipement et la solde de ses soldats. L'argent manquait; les mines d'or et d'argent, mal exploitées par les Hongrois, donnaient un faible revenu; il profita de la richesse des mines de cuivre, pour se procurer des ressources inattendues. Avec l'autorisation de la diète, il fit frapper une quantité considérable de monnaie de cuivre, en lui donnant une valeur supérieure à sa valeur véritable, ce qui égalait pour ainsi dire ce métal à l'argent 1. Ce moyen lui permit de subvenir à la solde régulière de ses troupes. Trop scrupuleux et trop éclairé pour dédaigner les apparences de la liberté chez un peuple qui combattait pour s'affranchir, il eut soin de frapper ces pièces nouvelles, non à son coin, mais à celui de la Hongrie. Un plus remarquable désintéressement lui fit refuser la couronne de Pologne; les principaux seigneurs de ce pays l'ayant jugé digne d'occuper un trône que venait de quitter Sobiesky, Ragoczi ne crut convenable ni à son honneur ni à sa réputation, d'abandonner sa patrie pour aller recevoir une couronne étrangère2. Un autre motif, qui concernait les

1 C'était, si l'on pouvait ainsi parler, un assignat de cuivre, une sorte de monnaie pareille à la monnaie obsidionale. Mémoires de Ragoczi, t. V, p. 127.

2 « Ayant entrepris la guerre pour la liberté de ma patrie et voyant tous les ordres du royaume dans un si grand mouvement et une si grande fermentation, je ne crus convenable ni à mon honneur ni à ma réputation d'accepter une couronne étrangère, ne voulant pas exposer au joug allemand cette ombre de liberté qui restait encore. » Mémoires de Ragoczi, t. V, p. 87.

intérêts de l'insurrection, l'engageait à refuser. Pierre le Grand, qui soutenait en Pologne l'électeur Auguste de Saxe, avait noué avec Ragoczi de secrètes relations, où il l'avait fait assurer de son amitié, et ce dernier ne voulait point priver ses compagnons de ce puissant allié, en se portant compétiteur du roi Auguste. Un second allié, plus puissant mais plus éloigné, Louis XIV, lui envoyait un ambassadeur public, M. de Fierville 1, pour résider près de sa personne, avec de l'argent, des officiers et des ingénieurs. Aux portes de la Turquie enfin, les Transylvains 2 se soulevaient en armes contre l'Autriche; ils abolissaient le gouvernement impérial, relevaient le trône de leurs souverains électifs, et, en souvenir de ses aïeux et par considération pour sa personne, proclamaient Ragoczi prince deTransylvanie3.

Ainsi, pour résumer cette lutte formidable, malgré les avantages des Autrichiens, l'insurrection couvrait la moitié des provinces impériales, et elle s'étendait comme un vaste incendie, des frontières de la Turquie aux montagnes de la Bohême. A l'exception de quelques villes perdues au milieu des populations insurgées, les Magyares tenaient le Danube et la Theiss, les steppes et les mines, les forts et les montagnes, et la chaîne entière des Carpathes. Ils débor

1 Louis XIV lui envoya un deuxième ambassadeur, le marquis des Alleures, en l'assurant de sa protection avec deux ingénieurs brigadiers dont l'un était La Maire, et lui promit 50,000 livres par mois. Mémoires de Ragoczi, t. VI, p. 72.

* On sait que les Hongrois l'appellent la mère patrie.

3 Août 1701.

daient ensuite au delà du terrain occupé par l'insurrection en Moravie, en Autriche et en Styrie et insultaient les faubourgs de Vienne, où l'on voyait, des remparts, brûler les villages voisins 1. Secrètement appuyé par la Russie, publiquement secouru par la France, porté par acclamation au trône de Transylvanie, Ragoczi comptait sous ses ordres cinquante mille soldats, avec lesquels il avait pu rejoindre dans l'Empire les Bavarois et les Français. Villars avait déjà tenté et failli même d'accomplir cette jonction, dont l'espoir avait principalement décidé le prince à commencer la guerre. Malheureusement Villars était au fond des Cévennes, et son successeur, le maréchal de Marsin, loin de continuer ses projets, perdait à la fois en Allemagne, comme nous l'allons dire, la cause de la Hongrie, de la Bavière et de la France.

1 Vie du prince Ragoczi, p. 128.

2 II le dit lui-même dans ses Mémoires.

CHAPITRE III.

(1704.)

Détresse de l'armée de Marsin au printemps de 1704.-Tallard lui mène un convoi. Insuffisance de ce convoi. - Inquiétudes et plaintes des princes allemands', qui demandent la délivrance de l'Empire.-Marlborough conçoit le plan de cette délivrance.—Sa vie, son caractère et son influence en Europe. - Sa marche sur le Danube. Sa jonction avec les Allemands et les Autrichiens.-Bataille de Blenheim. — Fautes des généraux français.-Charges décisives de la cavalerie anglaise. -Capitulation de Blenheim. — Drapeaux de Navarre.-Funestes conséquences de la bataille.-Perte de l'Allemagne.-Retraite des Français au delà du Rhin.-Invasion de l'Alsace.-Succès de l'armée d'Italie. La Feuillade en Savoie.- Vendôme en Piémont. Prieur, frère de Vendôme, en Lombardie. delà des Pyrénées.-Invasion de l'Espagne par les alliés.

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Le GrandLa guerre s'étend au

L'armée de Marsin que nous avons laissée, à l'automne de 1703, au milieu de l'Empire, se retrouvait dans les premiers jours de 1704 en face des obstacles qui avaient arrêté Villars l'année précédente, et qui arrêtent toutes les armées combattant loin de leur pays. Depuis dix mois qu'elle avait passé le Rhin, la guerre, les désertions et les maladies avaient diminué son effectif. Les escadrons ne comptaient plus que cent chevaux, et ses bataillons au plus trois cents hommes. Les vétements des soldats tombaient en lambeaux, leurs armes étaient hors de service, et

le trésor militaire était épuisé 1. Les ennemis occupant la forêt Noire et fermant le Rhin, Chamillart était obligé d'envoyer ses dépêches par la Suisse, où elles subissaient de longs retards 2. Pendant les tristes et sombres mois de janvier et de février, l'armée ne reçut ni lettres ni nouvelles; la France semblait l'oublier sur cette terre étrangère, au milieu de ces forêts de sapins et de ces montagnes blanches de neige. Le découragement se glissait dans les âmes : si les vétérans résistaient encore, la nostalgie décimait les jeunes soldats. Il fallait à tout prix rompre ce réseau qui enveloppait l'armée, recevoir les renforts, entendre les paroles de la mère-patrie, serrer enfin des mains françaises.

Les ennemis, de leur côté, comprenaient qu'en isolant ainsi, notre armée, ils l'useraient par les privations et par le feu, et ils appliquaient leurs efforts à l'environner de toutes parts. Deux de leurs généraux, Thungen et Louis de Bade, campaient avec des forces considérables sur la rive allemande du Rhin; des garnisons impériales occupaient les villes qui bordent le fleuve depuis Kehl jusqu'à Fribourg; dans la forêt Noire, dix mille ouvriers coupaient les ponts et rompaient les chemins ; de nombreux détachements parcouraient le pays, gardaient les gués, les passages et les gorges, arrêtant et fouillant les voya

1 Archives de la Guerre, vol. 1748, no 38. Mémoire du maréchal de Marsin, 9 février 1704. Pelet, IV.

2 Ainsi un mémoire parti de Versailles le 11 janvier arriva à Marsin sur la fin de mars 1704.

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