Page images
PDF
EPUB

tailles remplissaient des fonctions qui flattaient leur amour-propre tout en satisfaisant leur rapacité; accepteraient-ils sans murmurer un ordre de choses qui devait rendre leurs services inutiles et tarir la source de leurs richesses? Les gens de robe enfin, et tous ceux qui avaient acheté des offices à des prix souvent fort élevés, dans le seul but de se faire exonérer de la taille, se voyant frustrés dans leurs espérances, payeraient-ils sans contestations le dixième du revenu de leurs charges? L'auteur de la Dime royale, qui traduisait en quatre mots: intérêt, timidité, ignorance et paresse ce qu'il appelait les raisons secrètes contre son système1, n'attendait d'approbation que des véritables gens de bien et d'honneur, » et se contentait d'opposer à tous ceux qui se prétendaient lésés « l'obligation naturelle qu'ont tous les sujets d'un État, de quelque condition qu'ils soient, de contribuer à le soutenir, à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu'aucun d'eux s'en puisse raisonnablement dispenser, tout privilége qui tend à l'exemption de cette contribution étant injuste et abusif; s'ils sont raisonnables, ils s'en contenteront; et s'ils ne le sont pas, ils ne méritent pas que l'on s'en mette en peine, attendu qu'il n'est pas juste que le corps souffre pour mettre quelques-uns de ses membres plus à leur aise que les autres. »>

[ocr errors]

1 V. dans l'édition Guillaumin un chapitre supplémentaire qui est intitulé: Raisons secrètes contre la Dime royale, que Vauban n'avait pas osé livrer à l'impression et qui est resté inédit jusqu'en 1843, époque à laquelle M. Eugène Daire l'a retrouvé joint à l'un des manuscrits que possède la Bibliothèque impériale.

Vauban réfutait ainsi les objections, en causant avec le lecteur et faisant pénétrer doucement la conviction dans son esprit. Son style est clair, pur, simple, élevé par sa simplicité même. Il n'a pas la passion, la fougue, la rudesse de Boisguillebert, mais il n'a pas non plus ses inexactitudes, sa prolixité incorrecte et confuse. Son éloquence est contenue, et sa parole grave et douce est souvent triste et comme échauffée par son cœur. Il justifie le mot si vrai de Buffon: «Lestyle c'est l'homme » ; en le lisant on retrouve toujours l'homme de bien. Le maréchal, comme tous ceux qui ont vécu au dehors, emprunte volontiers ses images à la vie des champs, et son livre a comme une saveur agreste; il reporte sans cesse la pensée vers la création et vers Dieu.

Ce livre pourtant causa sa mort. Les ministres et les intendants, les courtisans et les financiers, tous ceux qui vivaient des abus se déchaînèrent à l'envi contre Vauban, le représentèrent comme un républicain qui voulait diminuer l'autorité de la couronne, et réussirent à prévenir le roi contre lui. Louis XIV n'était ni assez curieux pour le lire, ni assez instruit pour le juger; il écouta ces calomnies, accueillit très-froidement l'auteur quand celui-ci lui présenta ses œuvres, et après en avoir parlé en fort mauvais termes, il ordonna la saisie et la mise au pilori du livre 1. Cette injuste condamnation d'un ouvrage destiné à enrichir la France frappa Vauban lui-même:

1 Février et mars 1707.

le noble vieillard, alors âgé de soixante-quatorze ans, ne put supporter cette flétrissure. Il quitta Versailles et se retira dans sa terre de Bazoches, au milieu du Morvan, où il refusa de voir personne. Au bout de quelques semaines il tomba malade, et le chagrin termina ses jours1. Telle fut la fin du plus honnête du royaume, suivant le propre témoignage de SaintSimon, juge sévère et incorruptible. L'éclat de så vertu frappait tous ses contemporains, les indifférents eux-mêmes. Elle arracha au sceptique Fontenelle' un magnifique éloge: il raconte que visitant un jour le maréchal, il aperçut en entrant Vauban et Catinat qui causaient ensemble. « Je refermai, dit-il, la porte avec respect, honteux d'avoir pu déranger un tête-àtête si précieux pour la France2». On a dit avec raison de Vauban qu'il avait montré sous une monarchie les vertus des républiques.

Ainsi, par l'exil et par la mort, échouère nt les généreuses tentatives de Boisguillebert et de Vauban. Leurs réformes étaient assurément très-praticables: l'impôt sur le revenu existait déjà en Angleterre et en Hollande; la dîme royale était justifiée par la dîme ecclésiastique; mais l'égoïsme des privilégiés et l'avarice des traitants l'emportèrent. Le déplorable système de Chamillart prévalut, et les impôts exécrables et exécrés, la traite et les aides, la gabe lle et la taille, continuèrent à épuiser la France per idant quatre-vingts ans. Il faut attendre pour les voi r dis

130 mars 1707.

2 Mémoires de Catinat, t. Ier, p. 36. Note.

paraître les premières paroles et les premiers actes de la Constituante.

Telles sont les plaies du royaume, à l'époque où nous sommes arrivé. Notre tâche pourtant n'est pas finie et le tableau n'est pas complet. Sous ce règne qui semble si fort, l'anarchie n'est pas seulement dans les finances et dans l'industrie, dans les ports et dans les campagnes, elle est encore dans les consciences. Il faut raconter maintenant les querelles religieuses qui déchirent l'Église et l'État et parler du jansénisme.

CHAPITRE XIV

(1604-1643.)

-

Jansénius et Duvergier de Hauranne à l'université de Paris. Leurs caractères.-Leur étroite amitié.-Leurs infatigables travaux.-Leurs projets de réforme.-L'Eglise.-Duvergier obtient l'abbaye de SaintCyran, dont 11 prend le nom. Départ de Jansénius qui retourne en Belgique, où il est promu à l'évêché d'Ypres. Correspondance chiffrée de Jansénius et de l'abbé de Saint-Cyran.—Leurs secrètes entrevues. Ils exécutent leurs projets de réforme. Jansénius écrit l'Augustinus.—Saint-Cyran propage les idées nouvelles à Paris.-Ses liaisons avec la noblesse, le parlement, la famille Arnauld.-Arnauld d'Andilly.-La mère Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal-desChamps. La vallée et le monastère de Port-Royal.-Légende et histoire du monastère. Réformes de la mère Angélique et augmentation considérable de ses religieuses. Abandon de Port-Royal-desChamps devenu trop étroit et fondation de Port-Royal-de-Paris.— Saint-Cyran, directeur de la mère Angélique et des religieuses de Port-Royal.-Succès des prédications et renommée de Saint-Cyran.Eclatante conversion des trois Le Maistre et de Lancelot.-Leur retraite à Port-Royal-des-Champs. Les premiers solitaires de PortRoyal. Leur vie, leurs travaux, leur réputation.-Retour de la mère Angélique à Port-Royal-des-Champs. Inquiétudes et jalousie du cardinal de Richelieu.-Incarcération de Saint-Cyran à Vincennes. -Mort de Jansénius à Ypres.-Publication de l'Augustinus.—Doctrines du jansénisme.-Appréciation de cette doctrine.

[ocr errors]

A l'université de Paris, au commencement du XVII° siècle 1, étudiaient deux jeunes hommes, l'un Français, Jean Duvergier de Hauranne; l'autre Hollandais, Corneille Janssen, ou, pour parler le scolas

1 En 1605.

« PreviousContinue »