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mission du royaume par le long séjour de ses armées.

La présence des Autrichiens, qui devait terminer la guerre, la ralluma. Ils ne trouvèrent dans la Hongrie épuisée par deux siècles de guerre civile, ni les fourrages, ni les approvisionnements nécessaires à une armée, et traitèrent ce royaume en pays conquis, levant d'énormes réquisitions, pillant les villages et achevant leur ruine par des levées continuelles de soldats que l'Autriche envoyait servir loin de leur pays1. Les impôts furent tellement augmentés, que dans un pays qui produit le sel en abondance, les paysans renoncèrent à en faire usage, ne pouvant payer la surtaxe 2. Quelques-uns livraient leurs femmes aux officiers pour s'exempter du service militaire, d'autres se pendaient de désespoir. On vit des mères vendre leurs filles aux Turcs, afin d'acquitter les impôts. Les paysans fuyaient par troupes dans les montagnes et sur les terres du sultan, préférant la servitude ottomane au joug des chrétiens. Un mémoire publié à cette époque établit que les sommes extorquées durant une année par les impériaux atteignaient le chiffre des impôts perçus par les Turcs pendant un demi-siècle".

A cette détresse publique se mêlaient les repré

1 Révolutions de Hongrie, t. II, p. 5 et 6.

3

2 Mémoire de Ragoczi, t. V, p. 19-20.

« On a vu, par un exemple inouï, que les uns se sont pendus, d'autres ont préféré se rendre esclaves des Turcs, d'autres ont livré leurs femmes pour s'exempter du service militaire, et vendu leurs enfants aux Turcs.» Manifeste de Ragoczi.

Révolutions de Hongrie, t. ler, p. 379-380 et Manifeste de Ragoczi.

sailles du gouvernement contre tous ceux qui étaient soupçonnés d'avoir pris part à la dernière guerre. Les fonctionnaires autrichiens, dont la plupart sortaient des plus basses conditions1, humiliant à plaisir les gentilshommes magyares, si fiers de leur naissance, fouillaient leurs châteaux, confisquaient leurs armes, démolissaient leurs forteresses. Au mépris de leurs priviléges, plusieurs seigneurs étaient maltraités et frappés de coups de bâton2. Tant de violences exaspérèrent les vaincus. Nobles et paysans s'unirent, attendant l'occasion de prendre les armes.

Ragoczi, le général désigné de l'insurrection, avait alors vingt-quatre ans3. Comme Tékély il réunissait

1 « La plupart venaient de quitter la livrée d'un seigneur allemand. » Révolutions de Hongrie, t. Ier, p. 379.

2 Révolutions de Hongrie, t. II, p. 5 et 6. Les excès allèrent si loin que l'empereur écrivait en 1704 à l'archevêque de Colocza, prélat magyare, qui se plaignait des violences commises envers son clergé :

Je plains ce royaume affligé et j'apprends avec déplaisir les excès auxquels, comme on le prétend, mes officiers civils et militaires se sont portés: ce n'a pas été par mes ordres. Qu'on m'en informe en détail et j'y remédierai. » Révolutions de Hongrie, t. II, p. 152.

3 En 1700. Il était né en 1676. « Le prince François de Ragoczi, dit la Vie du prince Ragoczi, p. 9, est un prince très-bien fait, d'une taille haute et avantageuse, le visage rond et plein et des cheveux noirs; il porte la barbe à la turque. » L'ouvrage contient en outre un portrait équestre du temps. Il y a en tête des Révolutions de Hongrie une assez bonne gravure du prince. Il a la figure régulière et expressive, les lèvres un peu fortes, les cheveux longs à la Louis XIV, les sourcils épais, de grands et beaux yeux, de longues moustaches. Son visage a quelque chose de doux, de triste et en même temps d'étranger. Il ne ressemble à aucun Français célèbre mort ou vivant. C'est ce qu'a très-bien senti Saint-Simon quand il en a tracé ce portrait treize ans après : « Ragoczi était d'une très-haute taille sans rien de trop, bien fournie sans être gros. très-proportionné et fort bien fait, l'air fort, robuste et très-noble jusqu'à être imposant, sans rien de rude; le visage assez agréable et toute la physionomie tartare. >> Saint-Simon, t. X, p. 417.

les qualités nécessaires pour commander une armée de gentilshommes, l'éloquence, le courage, la noblesse. Il était issu d'une maison souveraine: trois Ragoczi avaient porté la couronne de Transylvanie1. A l'illustration du sang il joignait le prestige du malheur. Son nom rappelait toutes les souffrances de la patrie. Son aïeul, Georges Ragoczi, était mort en combattant les Turcs. Son père avait été détrôné et dépouillé de la Transylvanie par les Autrichiens. Son grand-oncle Frangipani et son aïeul maternel Pierre Zriny avaient perdu la tête sur l'échafaud. Son oncle maternel, le comte Zriny, vingt ans captif, était mort. dans une forteresse 2. Sa mère avait partagé avec Tékély, son second mari, pendant dix ans, les fatigues et les périls de la guerre, et était restée cinq années prisonnière à Vienne, après sa glorieuse défense de Munkacz. Échangée enfin contre le général Heister, elle avait rejoint son époux à Constantinople, où nous l'avons vu mourir pauvre et proscrite3.

Privé de son père à cinq mois, Ragoczi avait souffert lui-même. Sa mère, en se remariant à Tékély, avait mêlé son enfance à la vie errante et misérable des guerres civiles. Au milieu des péripéties d'une lutte terrible, où elle suivait à cheval son mari, la comtesse Tékély laissait son fils à des mains mercenaires, entre lesquelles la vie du prince fut plus d'une fois en danger. L'espoir de transmettre à Tékély les ma

1 En 1606, 1631 et 1645.

2 Révolutions de Hongrie, t. Ier, p. 310 et t. II, p. 8 et suiv.

3 William Coxe, t. IV, p. 35.

gnifiques domaines de l'enfant', et d'augmenter ainsi les ressources de l'insurrection, justifiait d'avance les tentatives criminelles auxquelles il était sans cesse exposé; un jour un fanatique essaya de l'empoisonner; un fidèle serviteur du prince lui sauva la vie 2.

Conduit à Vienne avec sa mère, Ragoczi fut séparé d'elle et relégué au collège de Prague, où les jésuites, séduits par ses richesses, s'efforcèrent de l'attirer dans leur ordre3. Mais il refusa avec énergie. Sur ces entrefaites, le comte d'Aspremont, qui venait d'épouser sa sœur, l'arracha aux jésuites et le fit revenir à Vienne. Le gouvernement voulut lui imposer un mariage politique. Ragoczi résista de nouveau, sollicita la permission de voyager, et se rendit en Allemagne sous prétexte de visiter l'armée du Rhin. Il vit à Cologne la fille du landgrave de Hesse, la princesse Charlotte de Rheinfeld, alors âgée de seize ans, l'aima, et bravant les ressentiments de la cour, rechercha et obtint sa main‘. L'Empereur à son retour lui infligea les arrêts: son beau-frère obtint de nouveau sa grâce, mais Ragoczi s'exila lui-même, quitta Vienne, où ses moindres mouvements étaient observés, et où il ne rencontrait que des visages froids ou ennemis, et emmena sa jeune femme à son château de Saros, au milieu de

1 Les Ragoczi possédaient des biens considérables en Hongrie; du seul fief de Munkacz dépendaient 300 villages.

2 Révolutions de Hongrie, t. II, p. 12.

3 William Coxe, t. IV, p. 101.

Septembre 1694.

William Coxe, t. IV, p. 102.

la haute Hongrie. L'occupation militaire continuait, et l'irritation des Magyares était à son comble.

En ce moment, le roi d'Espagne Charles II mourait en dépouillant l'Autriche, et laissant tous ses royaumes au petit-fils de Louis XIV1. Quelques mois après, la guerre éclatait avec la France; Léopold Ier levait en Hongrie douze mille soldats, retirait du royaume la plupart de ses régiments, et dans plusieurs comtés les paysans prenaient déjà les armes 2. Les gentilshommes hésitaient encore, mais l'insurrection fermentait dans toutes leurs têtes, et chaque château semblait un camp où l'on préparait la guerre. Dans la haute Hongrie, les amis et les voisins de Ragoczi l'exhortèrent à donner le signal de la révolte. Ils parlaient tout haut de se mettre en rapport avec Louis XIV, de lui demander de la poudre et de l'argent et d'insurger toute la contrée.

Parmi les hôtes du prince, se trouvait un Liégeois nommé Longueval, officier au service de l'Empereur, et alors en garnison à Épéries, à quelques lieues de Saros. Longueval avait les dehors d'un honnête homme, et joignait à une profonde instruction des mœurs régulières et polies. Il savait parfaitement le français, et Ragoczi, qui aimait cette langue et recherchait l'occasion de la parler, lui accorda bientôt son estime et son amitié 4. Peu à

peu

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3 Les Mémoires de Ragoczi sont écrits en français.

Révolutions de Hongrie, t. II, p. 24.

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