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de son œuvre qu'au contraire il s'en éloigne davantage à chaque nouvelle conception; au point qu'on se demande si, en dix ans d'existence de plus, il n'aurait pas fini par rêver de s'en passer. Ce que ses partisans et lui-même ont appelé le Leitmotiv, en vient graduellement à n'être pour ainsi dire plus qu'une étiquette, un signe convenu, affecté à tel personnage, à telle pensée, à tel symbole, et qui se reproduit, avec modifications de l'escorte instrumentale, selon le retour du personnage ou du mythe qu'il représente.

Du reste, il ne faut pas croire que cette donnée du Leitmotiv (le motif caractéristique de tel personnage, de telle idée, de tel symbole) soit un dogme wagnérien on en trouve la trace et l'emploi dans une quantité d'œuvres dues à d'autres maîtres. Meyerbeer l'a appliquée dans Robert le Diable, dans les Huguenots, dans le Prophète; on la retrouve chez Halévy, dans plusieurs de ses opéras; et j'en pourrais citer d'autres encore. Ce procédé dramatique n'est donc ni une création de Richard Wagner, ni un emprunt à Richard Wagner.

Si ce n'est pas dans l'élément mélodique proprement dit que réside la puissance musicale de Richard Wagner, il faut la chercher ailleurs, car elle existe incontestablement il s'agit d'en déterminer la nature et les causes.

Richard Wagner est, par-dessus tout, un musicien décorateur. Il possède, au plus haut degré, la faculté d'approprier les sons à l'impression scénique. L'art musical est, pour lui, non pas le but, mais le moyen théâtral. Cela est si vrai que, devant ses œuvres, l'auditeur s'absorbe pour ainsi dire dans le spectateur, tant la sonorité du musicien devient, en quelque sorte, l'atmosphère ambiante du dramaturge; à tel point que la prodigalité, pour ne pas dire la débauche des modulations incessantes à travers lesquelles il promène son drame et qui sont si fatigantes au point de vue de la musique. pure, disparaît presque dans le système d'harmonie diffuse qui constitue son milieu musical. Et ce qui est ici très important à remarquer, c'est la connexion qui existe entre la langue musicale de Richard Wagner et le caractère essentiellement symbolique et légendaire des sujets qu'il affectionne. Il faut bien le reconnaître : Richard Wagner est le plus allemand des musiciens allemands; c'est un Germain dont les ancêtres

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sont Scandinaves; c'est, dans toute la force du terme, un rétrospectif, et comme je me propose d'y revenir plus loin rien ne me semble plus contradictoire et moins justifiable que d'avoir voulu donner à sa musique le nom de « musique de l'avenir ».

L'expression de la pensée symbolique et du mouvement dramatique par le mélange de la déclamation et de l'accent instrumental, voilà le but de Richard Wagner, la clef de son œuvre et le secret de sa puissance en matière de théâtre. La vertu de sa musique réside bien moins dans la musique même que dans sa relation avec la poétique et le drame.

Il devient, dès lors, plus facile de s'expliquer pourquoi la mélodie, chez Richard Wagner, ne revêt pas un caractère personnel, individuel, c'est-à-dire qui la fasse reconnaître, à l'instant, comme étant de lui et à lui c'est que sa musique est bien moins la sienne propre que l'image de ce qu'elle représente. Pour employer la langue même des Allemands, elle est bien plutôt objective que subjective; je dirais volontiers qu'elle est presque impersonnelle. Aussi est-ce une grande erreur que de vouloir lui emprunter des formes ou des procédés qui tirent leur principale valeur et leur intérêt des conditions et des situations dans lesquelles il les a employés.

Ce qu'il faut, non pas imiter, — l'imitation n'est qu'une singerie, - mais étudier dans les maîtres, ce ne sont pas les côtés par où ils sont eux (le moi étant l'élément incommunicable), mais les côtés par où ils sont maîtres. Or il y a des côtés par où Wagner est assurément un grand maître. Un de ces côtés est l'entente scénique de la donnée fondamentale sur laquelle repose son drame. Tout y converge implacablement; tout, décors, mise en scène, éclairage, le soin même de cacher son orchestre, concourt à l'unité de son plan qui est une conception, une thèse, et cette unité opiniâtre, despotique, constitue une de ses grandes forces. Mais cette force n'est pas, par elle-même, par nature, un élément de personnalité; elle répond à une loi que tous les musiciens. pourraient et devraient observer, loi qui n'est ni allemande ni française, ni d'un individu ni d'une nation, mais de l'art lui-même. C'est une loi d'optique musicale.

Une autre cause de l'influence musicale que Richard Wagner

a exercée sur son temps, c'est le luxe inouï de combinaisons de sonorité que présente son instrumentation et qui est bien à lui. Sa palette orchestrale est d'une étendue prodigieuse. Cela tient, il est vrai, en grande partie, à ce qu'il a considérablement augmenté le nombre des instruments dont l'orchestre était composé jusqu'à lui. Quand on compare le matériel instrumental dont il s'est servi à celui qu'ont employé Haydn, Mozart, Weber et même Beethoven ou Mendelssohn, le sien est presque triple. Tous les instruments à vent en bois y figurent par groupes de trois, ce qui permet d'avoir l'harmonie complète dans chaque timbre spécial. Les cors y sont pour ainsi dire constamment chromatiques, c'est-à-dire pouvant avoir, à volonté, toutes les notes ouvertes, ce qui rend leur emploi facile dans toutes les combinaisons. La famille des instruments de cuivre y est également renforcée et possède, de l'aigu au grave, toute l'étendue que peut exiger et comporter l'oreille. C'est là, il faut l'avouer, un ensemble immense de ressources; et, bien qu'un orchestre beaucoup plus restreint ait suffi, entre les mains d'un Mozart ou d'un Beethoven, à exprimer des sentiments et des conceptions dont la grandeur et l'élévation seront difficilement dépassées, il faut reconnaître que les tendances non seulement descriptives mais très complexes de Richard Wagner ont dû le porter à se créer une gamme, une échelle de ressources jusqu'alors inusitées, et dont son génie avait besoin.

Il ne faudrait cependant pas s'exagérer l'avantage ni le bénéfice de la très grande multiplicité des moyens matériels en fait d'art. Les plus grands peintres ne sont pas ceux qui ont eu le plus grand nombre de couleurs à leur disposition; la plupart des chefs-d'œuvre en peinture sont faits avec cinq ou six tons, et c'est de leur combinaison savante que résulte l'admirable harmonie des grands coloristes dont la supériorité tient non pas à la profusion des couleurs mais à la relation des valeurs. Il en est de même en musique. Je défie qu'on me cite quelque chose de plus coloré que la scène de la «< Fonte des Balles » dans le Freischütz de Weber, ou 'de « l'Incantation » dans la Flute enchantée de Mozart, ou que la dernière scène de Don Juan, ou que le scherzo du Songe d'une Nuit d'Été, de Mendelssohn; et tout cela est écrit avec rien; et

tout cela est complet et parfait. Je dis plus: c'est que l'emploi trop constant de moyens considérables et compliqués amène la lourdeur et, par suite, la monotonie et la satiété. Qui ne se prive de rien ne jouit plus de rien. La loi de la vie est la même dans tous les ordres; et, dans l'art comme dans tout le reste, la richesse est bien plus dans l'absence des besoins que dans leur satisfaction. C'est un principe absolu que, plus le but se simplifie, plus on réduit le nombre des dépenses; le superflu est toujours plus dispendieux que le nécessaire. L'attirail matériel considérable que Richard Wagner a déployé dans ses œuvres se conçoit par la nature même de sa poétique très complexe et essentiellement mythologique, même lorsqu'il touche à des légendes chrétiennes, comme dans Parsifal, sa dernière grande conception.

Le rêve théâtral de Richard Wagner, c'est la dramatisation de l'allégorie. Ses personnages sont bien moins des individus. réels que des symboles corporifiés. Là est le secret de la grandeur et de la proportion de ses ouvrages et de l'impression étrange et parfois colossale qu'ils produisent sur l'auditoire. Aussi frappent-ils bien plutôt qu'ils n'émeuvent, tant on sent qu'ils appartiennent au monde des symboles bien plus qu'à celui des êtres l'intérêt humain s'y trouve absorbé.

Richard Wagner était un tempérament poétique et musical éminemment fastueux; dans son art, comme dans sa vie, il lui fallait du grandiose, et le luxe dont il aimait à envelopper son existence et sa personne était le reflet des somptuosités de son esprit et de ses rêves. Semblable à ces instruments d'optique dont se servent les photographes pour obtenir ce qu'ils appellent des grandissements, le cerveau de Richard Wagner amplifiait toutes les figures jusqu'à des proportions épiques, gigantesques, extra-humaines. Mais l'art le plus gros n'est pas nécessairement le plus grand art. Le Parthénon tient beaucoup moins de place que les temples indiens; il est cependant infiniment plus grand selon la mesure esthétique; il est grand par la perfection de la beauté : il est grand par la présence de cette grâce suprême qui discipline et tranquillise la force et qui exclut du domaine de l'art toute emphase et tout excès. Essayons maintenant d'entrevoir la destinée probable du système de Richard Wagner dans l'avenir de l'art dramatique.

II

Dans la création, rien ne rétrograde. Pas plus que les soleils ne retournent à leur état nébuleux primitif, l'esprit humain ne revient aux nébuleuses des légendes. Le terme final de tout progrès, c'est la clarté. C'est la loi de la société aussi bien que de l'individu. L'origine même de la création n'a pas été autre chose d'abord les ténèbres, la confusion, le chaos; ensuite l'ordre, la précision, la lumière.

Si l'on observe la marche progressive de l'art dramatique, on voit que son histoire présente les mêmes étapes, les mêmes phases que l'histoire de tous les développements humains. Dans le théâtre antique, Eschyle a précédé Sophocle et Euripide. Pour ce qui est de l'ère chrétienne, le théâtre a commencé par les « mystères». Dans les deux cas, c'est la conception légendaire et symbolique qui précède la conception dramatique directement humaine. Le drame quitte peu à peu le ciel le ciel pour s'appuyer sur la terre l'homme finit par en fournir seul la substance et l'intérêt. Or, est-ce là un mouvement progressif ou un mouvement rétrograde? C'est à l'histoire même du théâtre à faire la réponse.

A n'envisager la question que sous le rapport du drame musical, la succession des œuvres lyriques, depuis un siècle et plus, témoigne en faveur de la thèse que je viens d'énoncer, à savoir, le drame devenant de plus en plus humain, et devant à cette transformation ses plus grands et plus illustres représentants, depuis Lulli jusqu'à Rossini et Meyerbeer, en passant par Rameau, Gluck, Mozart, Spontini et autres. Il en est de même du drame proprement dit: Shakespeare, Corneille, Molière, tous les grands dramaturges, jusqu'à Victor Hugo, ont mis le drame dans l'humanité. Ce qui nous intéresse avant tout, par-dessus tout, au théâtre, c'est nous-mêmes, nous fils, pères, mères, amants, en un mot, nous humains; là est l'inépuisable fonds du drame, la source intarissable d'émotions toujours nouvelles, toujours aussi puissantes, parce qu'elles font partie de notre nature et de notre vie.

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