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Ah! elle n'avait plus de courage; elle dissimula sa rougeur sous ses mains, convaincue que la terre aurait dû l'engloutir. Jugez un peu, vous qui connaissez la théorie en ces matières, si messer Cino était alarmé par ce discours. Alarmé? Certes, devant un fait sans précédent, un phénomène dont, autant qu'il le savait, aucun amant n'avait encore été le témoin. Que l'amour se déclarât tout seul, que la dame sourit, qu'elle aimât, qu'elle fît elle-même sa cour!... monstrueux!... Une dame jamais ne devait être accueillante. Où était l'angoisse? Où le martyre? Où la poésie et les yeux endoloris?... Pourtant, attendez, n'était-ce pas en soi une torture que de se voir dépouiller du martyre?.....

Cino respira longement.

Vous m'aimez, madonna, fit-il,

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vous m'aimez?... Selvaggia confirma son aveu d'un petit signe de tête, cachant toujours son visage dans ses mains; elle sentit qu'elle rougissait par tout le corps.

Cino, à ce nouveau coup, se frappa le front d'une claque retentissante.

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C'est terrible, en vérité! - s'écria-t-il dans sa détresse. Sur quoi, Selvaggia oublia toute sa honte, tant elle était stupéfaite.

-

Que voulez-vous dire, Cino? balbutia-t-elle. Je ne vous comprends pas.

Cino plongea dans l'étang glacé de l'argumentation et y pataugea tout au large.

Je veux dire... je veux dire... (Il agitait piteusement les bras.) C'est fort difficile à expliquer... Il nous faut discerner exactement l'amour, si nous pouvons. C'est un maître farouche et redoutable, à ce qu'il paraît, un maître qui façonne, pour leur salut, l'âme des poètes et des autres hommes, par de grandes souffrances. Il n'y a pas d'autre manière, comme nous l'apprennent les livres. Un tel amour s'adresse toujours aux dames la souffrance vient d'elles, l'amour va vers elles. Elles nous percent de traits et reçoivent une dévotion plus grande. Cela ne doit pas être autrement, ne saurait être autrement... Il ne peut y avoir de poésie sans souffrance, et comment y aurait-il souffrance si la dame aime le poète? Ah! non, c'est impossible... Jadis, il y a très longtemps, à l'époque 1er Mai 1905

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de Troie, peut-être, c'était différent... Je ne sais que dire; je ne m'étais jamais attendu, n'avais jamais espéré, jamais demandé même... Ah! madonna, s'écria-t-il soudain, en tombant à genoux, que dois-je répondre au langage que vous me tenez? Selvaggia, qui avait pâli à la fin de ce discours, devint de glace.

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Voulez-vous dire, commença-t-elle lentement, avec des mots qui tombaient l'un après l'autre comme les coups d'un fouet manié d'une main résolue, voulez-vous dire, après tout, que vous ne m'aimez pas, messer Cino?

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Vous êtes une lumière pour mes yeux et un flambeau

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pour mes pas, murmura Cino.

Mais elle ne parut pas l'entendre.

que

- Voulez-vous dire, reprit-elle, impitoyable, vous n'avez pas l'intention de... d'être mon... mon fiancé?

C'en était fait! Maintenant le ciel n'avait plus qu'à tomber ! Elle ne lui demandait pas de l'épouser, mais cela revenait au même! En réalité, elle avait commis cet impardonnable péché : elle avait rapproché l'amour du mariage, un mystère d'un marché, elle avait confondu l'entretien ravi des âmes dans le ciel avec une querelle de buveurs dans une taverne. C'était une hérétique qu'une cour d'amour eût excommuniée. L'offense était si grave qu'elle mit Cino debout, sévère, formel, assesseur des causes civiles. Il étendit les bras, comme pour repousser loin de lui des paroles qu'il n'eût jamais dû entendre; il avait retrouvé sa langue, car il était alors en contemplation devant l'abstrait.

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Soyez bien sûre, dame très sacrée, — dit-il, que nul tourment corporel ne pourrait m'amener au sacrilège où vous conduit votre humilité. Non, certes, si misérablement indigne que je sois de vivre à la lumière de vos yeux, je ne suis pas encore si déchu. Il y a encore en moi des semences de grâce... que vous-même avez répandues, madonna, que vousmême avez répandues...

Elle ne fit aucune attention à ses compliments et son regard s'obstina dans sa fixité. Il poursuivit :

En ce qui touche, d'ailleurs, ces choses tout humaines, auxquelles vous faites allusion, je suis pourvu. Ma femme est à Lucques, chez son père. Mais de semblables sujets il ne

convient pas de nous entretenir. Nous devions plutôt raisonner ensemble de la haute philosophie de l'amour qui...

Mais Selvaggia s'était enfuie avant qu'il eût pu l'inviter à prendre un essor aussi vertigineux: l'idée de l'épouse à Lucques la faisait dévaler comme un lièvre par les pentes moussues. L'ombre était trop noire pour qu'on vît sa figure lorsqu'elle rentra sur la pointe des pieds à Pitecchio et grimpa furtivement à sa chambre. Après qu'elle fut parvenue dans ce sûr asile, la nuit s'écoula pour elle en des alternatives de frisson et de vague somnolence; mais, éveillée ou endormie, pas un instant Selvaggia n'interrompit sa plainte lugubre.

Cino, après une longue nuit de consternation, ne put plus endurer son ermitage: le problème, il l'avouait librement, le confondait. Donc, le lendemain, il monta à cheval et, franchissant les monts, s'en fut à Bologne, dans la pensée et le désir d'y trouver Dante. Mais Dante était parti pour Vérone avec la moitié de son Inferno dans ses arçons. Cino l'y poursuivit et le découvrit dans l'église Sainte-Hélène, disputant avec les docteurs sur la question de la Terre et de l'Eau. Ce qui se passa entre le grand poète et le moindre, je ne puis avec certitude le rapporter, et c'est, du reste, sans grande importance. Je crois que la teinte de philosophie que l'on observe çà et là dans les vers de Cino, sans parler d'une ou deux stances qui évoquent singulièrement celles de la Vita Nova, peut sûrement être attribuée à cette époque-là.

Je sais du moins qu'il ne cessa pas d'aimer sa belle et farouche Selvaggia: il l'aima à la manière dont il comprenait l'amour, ce délicat état d'âme sur lequel, enfant perverse, elle s'était, à son égard, si complètement méprise. La vérité peut bien être qu'il vécut assez heureux à Vérone, à même de contempler à loisir l'image divine de sa dame, sans qu'elle lui fût gâtée par l'original turbulent. Il projetait, dit-on, de composer un ambitieux ouvrage : l'Histoire de la Politique de Rome, depuis Numa jusqu'à Justinien, poème épique en vingt-cinq chants, où Selvaggia aurait joué un beau rôle, celui du génie de la Loi naturelle. Le projet fût arrivé à maturité, sans une circonstance fortuite: la mort de Selvaggia.

Cette fille rieuse, pleine de santé, génie de la nature ou non, paya la peine de son irrépressible étourderie, en attra

pant une malaria dont elle mourut, à ce qu'on dit, en un grand délire qui dura huit heures environ. Il semble donc que Selvaggia fût réellement incorrigible car, tout d'abord, sa frivolité gâta le martyre de Cino, et ensuite, selon ce que j'avance, elle priva le monde d'un poème épique en vingt-cinq chants.

Cino apprit la nouvelle quelque temps après l'événement : sans tarder, il grimpa au Monte della Sambuca, tout en haut de l'Apennin, pour visiter la tombe, pierre grise solitaire au milieu d'un espace désert, gris et schisteux. Là, il médita sur cette science dont elle était restée si étrangement ignorante, alors qu'il en devenait l'adepte; là, ou non loin, il composa le meilleur de tous ses poèmes, la canzone qui peut passer pour une élégie sur la dame Selvaggia :

Hélas! hélas! la magnifique et radieuse chevelure...

Et il termine ainsi :

Hélas! en vérité!

Hélas! Mort cruelle! avant qu'arrive ce que je désire
Et que ma vie tout entière s'achève et s'efface,
Réponds!

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Dois-je pleurer toujours?

Toujours ainsi, et ne jamais cesser de gémir hélas!

Il fallait de la candeur pour poser question pareille! Et l'on peut lui accorder d'ailleurs qu'il fut à la hauteur des circonstances: son poème est fort beau. Je crois enfin que le bonhomme se comporta assez bien, après cela je sais qu'il fut triste, mélodieusement triste. Il prospéra; il redevint professeur; sa femme lui donna cinq enfants. Sa ville natale l'honora du mieux qu'elle put: elle le dépouilla de son nom de famille et le décora du sien propre; elle lui éleva un pompeux monument dans cette même cathédrale où la petite Selvaggia assistait aux messes monotones, et le proclama, une fois pour toutes, l'amoroso Messer Cino da Pistoja. Que cela lui suffise! Quant à la jeune Selvaggia, je pense que ses os sont à présent poussière des Apennins.

MAURICE HEWLETT
Traduit de l'anglais

par Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.

DE MOUKDEN A PARIS'

8 novembre.

Dans la monotonie de mon existence présente, je prends de plus en plus Moukden en haine. Je la connais trop bien, cette ville inquiétante. Des années passeront sans que je perde le souvenir de quelques rues, de coins trop familiers; mais si le voile est tombé, si je possède et «<sens » Moukden, vraiment, à l'heure actuelle, pourquoi tout au fond de moimême cette gêne indéfinissable dont je ne peux m'affranchir, cette impression intime qu'il y a quelque chose que je ne peux saisir, qui reste pour moi obscur? Une fois ou deux, il m'a semblé que j'allais résoudre l'énigme, et puis, de nouveau, la nuit. J'en ai assez de ce malaise permanent, que je dois en partie, sans doute, à mon oisiveté, aussi à l'alcool. Il y a beau temps que je connais le remède infaillible. J'en ai usé, une ou deux fois, en Mandchourie, mais comme distraction. Aujourd'hui, j'en ferai un usage méthodique, constant. Arrivé à la maison, j'ordonne à mon boy de tout préparer pour que, ce soir, je m'oublie dans l'opium.

17 novembre.

J'ai traîné par la ville, cet après-midi. Certains quartiers, à l'heure actuelle, me donnent l'impression d'y avoir

1. Voir la Revue des 15 janvier, 1er mars et 1er avril.

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