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front un joyau reposait; à des chaînes aussi étaient suspendus leurs livres de messe, enfermés dans des boîtiers d'argent. Cino les connaissait de vue, et même il savait qu'elles s'appelaient Selvaggia di Filippo Vergiolesi, Guglielmotta Aspramonte et Nicoletta della Torre; du moins, il l'avait toujours cru. Mais maintenant, maintenant!... Un rayon de poussière d'or dardait droit sur la tête du milieu, et ce fut Aglaé, la plus belle des Grâces, et les deux autres furent Euphrosine et Thalie, ses suivantes. C'est ainsi que Cino. fut frappé, tête et cœur, à ce moment sublime de sa vie jusqu'alors austère comme la nuance de son costume.

La chevelure de Selvaggia était brune, avec un éclat doré des plus authentiques, et une chaîne d'or fin s'y mêlait: la jeune fille, naturellement, la réunissait en une longue tresse dont elle relevait, par derrière, la masse fauve et dure pour l'enfermer dans un réseau d'or. Sa robe était toute de brocart roide, vert et blanc, de la tête aux pieds. Elle s'échancrait en carré aux épaules et, de ce carré, sa gorge et son cou d'une blancheur éblouissante jaillissaient avec la rigidité d'une tige dont son visage eût été le magnifique épanouissement. Son teint n'était pas trop rosé, sauf aux lèvres, et elle avait des yeux gris, tournant au vert, entre des cils noirs. Quant à sa taille, somptueuse, droite, roide et sévère, comme l'était sa robe, je vous invite à croire qu'elle avait assez de grâce pour emplir de vie ces étoffes, pour s'y mouvoir à l'aise, pour les façonner en lignes molles et arrondies. Ses compagnes étaient l'une et l'autre des beautés, la doucereuse et somnolente Nicoletta, la vermeille Guglielmotta, - mais elles semblaient recroquevillées dans leurs peu souples accoutrements, et elles ne comptaient pas pour Cino.

La ruelle était si peu large que trois personnes seulement pouvaient y passer de front, et c'est de front qu'elles arrivaient toutes trois, comme put le constater Cino. Tout à coup, son cœur se mit à lui battre les côtes, et ce fut lorsque la lumière vint de biais nimber la tête de la jeune fille. Il n'eut pas davantage su détacher ses yeux de Selvaggia qu'il n'aurait été capable d'escalader le mur crasseux pour lui faire place.

«Eh! voici qu'intervient un plus fort

que

moi!... >>

L'instant d'après, les trois espiègles se trouvèrent en face de lui, formant de leurs mains jointes une barrière... Mais les yeux de Selvaggia! Terribles feux jumeaux, pensa-t-il, tels que les voyageurs, au désert, en allument pour écarter pendant leur sommeil les bêtes féroces, ou car, par la suite et pour ses besoins, il améliora cette image, comme l'épée ardente de l'archange qui marquait, pour Adam et Ève, l'entrée de l'Éden tout en l'interdisant.

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En vérité, et bien qu'elle eût derrière elle quatorze années seulement, Selvaggia était crâne quand nulle intempestive intervention n'était à redouter. Il y avait, chez elle, trois frères, mais point de mère: aussi était-elle à demi garçon, malgré sa robe toute droite. Embarrasser ce grave professeur, se prévaloir du charme de son sexe tout en feignant de l'ignorer, c'était grande plaisanterie, après une messe ennuyeusement bourdonnée à San Jacopo. Nicoletta eût fait place; même Guglielmotta, plus hardie, reculait; mais cette drogue de Selvaggia leur pinça les doigts de telle sorte qu'elles ne purent s'échapper. Tout ce temps-là, messer Cino avait les yeux rivés sur ceux de Selvaggia, la déchiffrant comme un présage. Elle endura très bien ce qu'elle prit, chez ce timide juriste, pour un ahurissement inexpressif.

- Eh bien! messer Cino, qu'allez-vous faire? elle, débordante de malice.

-Oh! madonna, pouvez-vous le demander?

il en joignant les mains.

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Mais vous voyez bien que je le demande!

s'enquit

répondit

Je m'arrêterais ici tout le jour, si je pouvais, messer Cino, avec un regard nullement inexpressif.

dit

Sur quoi, elle le laissa passer et s'enfuit toute rougissante. Une ou deux fois encore, elle le rencontra, mais elle n'essaya plus de lui barrer la route.

La petite monna Selvaggia apprit qu'il n'est pas toujours possible d'éteindre un feu qu'on a une fois allumé. Le soudain embrasement provoqué par ces deux glaives ardents et verts avait formé dans le cœur de l'assesseur des causes civiles un brasier dont un tirage trop impétueux redoublait l'activité. Car l'amour, dans la Toscane savante en l'art d'aimer, était alors comme un vent mugissant dont la masse flamboyante

tourbillonnait au rythme des sonnets. On vivait en vers, en ces jours-là, et rien n'allait sans rimes. Sur le champ de bataille, en chaire, au tribunal, à la barre, on composait des sonnets.

Durant tout le labeur de sa quotidienne fonction à la Podestà, ces longs mots obsédants, inspiration à eux seuls : disio, piacere, vaghezza, gentilezza, diletto, affetto, beaux jumeaux qui vont toujours enlacés, résonnèrent plaintivement aux oreilles du pauvre Cino, et insensiblement prirent forme et cohérence. Il les jugeait semblables à des miroirs, chacun placé de façon à donner un aspect différent de Selvaggia.

Avant la fin de la journée, la jeune fille apparaissait tout entière dans un sonnet qui, s'il était d'aussi bonne qualité qu'il était consolant, devait forcément, se disait l'auteur, être parfait. Le frisson qui marqua l'achèvement de son exploit lui envoya le sang à la tête cette fois, il se glorifia d'avoir eu les pieds gelés. D'une écriture avec laquelle nul scribe à la cour papale n'aurait pu rivaliser, il recopia son sonnet sur vélin, le roula, le noua de soie verte et blanche (couleurs de sa belle, et du buisson d'églantine aussi) et s'en alla par les rues, à la chute du jour, dans le dessein de le remettre luimême à la destinataire.

Le Palazzo Vergiolesi touchait l'église de San Francesco al Prato, juste à l'endroit où la Via San Prospero débouche sur la place où l'herbe verdit. Comme tous les palais toscans, c'était, plutôt qu'une habitation, une forteresse, sombre caisse carrée surmontée d'un couvercle à mâchicoulis; et, séparée mais en dépendant, s'élevait une tour d'aspect sinistre avec, pour toutes fenêtres, une ou deux fentes à mi-hauteur. Là, sous le large écusson des Vergiolesi, Cino remit sa missive, que le portier prit en s'inclinant avec tant de gracieuseté que le poète s'enhardit jusqu'à demander si dame Selvaggia était chez elle.

- Oui, sûrement, messere, dit l'homme, et, de plus, à la cuisine avec les servantes, car on en est à cuire les pâtisseries, et madonna Selvaggia n'est jamais très loin de ces sortes d'affaires.

Cet exemple d'humilité divine ravit Cino. Ainsi Apollon s'était abaissé à servir dans la maison d'Admète et Jacob avait

gardé les moutons pour Rachel. Il s'éloigna, plein d'exaltation, ne sentant plus le froid aux pieds. Et ce fut un grand jour pour lui, jour où lui furent révélés un ciel nouveau et une nouvelle terre.

« Et moi aussi, je suis allé en Arcadie! -se disait-il, les larmes aux yeux. - J'enverrai, par quelqu'un de sûr, copie de mon sonnet à Dante Alighieri. Il doit être à Bologne, à présent. >> Et il fit comme il l'avait dit.

Madonna Selvaggia, les manches retroussées, toute sa jolie personne disparaissant sous un vaste tablier et la bouche toute barbouillée de sucre et de miettes, reçut, perchée sur une longue table de cuisine, le tribut à elle adressé. Il aurait dû l'émouvoir, il aurait dû la chatouiller agréablement, mais elle en demeura seulement toute ébahie. Les servantes curieuses lorgnaient par-dessus son épaule, tandis qu'elle lisait, et s'extasiaient de ce que madonna eût un soupirant et un poète à elle. Après avoir escamoté une nouvelle poignée de miettes, Selvaggia tortilla son sonnet, se demandant ce qu'elle allait bien en faire. Ses fins sourcils se rencontraient devant cette énigme, si évidemment une occasion de confidences! Gianbattista, son jeune frère, était son ami de cœur, mais il chevauchait sur la route de Pise, avec leur père. Après, venait Nicoletta clle la verrait à la messe, le lendemain, c'était décidé. Sur ces entrefaites, le cuisinier mit au jour un triomphal gâteau, tout fumant et brûlant, et les transports du pauvre messer Cino furent oubliés.

Le réponse de Dante fut si caractéristique qu'il me faut anticiper un peu pour en parler. L'illustre ami se borna presque entièrement à des objections techniques, désapprouvant fort les tercets avec leurs trois rimes au milieu, tercets dont Cino ne s'était pas peu enorgueilli. La seule chose dont il sembla faire cas, ce fut le vers final :

A dolce morte solto dolce inganno,

que l'on peut rendre ainsi :

A une douce mort sous douce tromperie.

Et encore, déclara-t-il qu'il contenait trop d'o.

<«< Quant au sujet de votre poème prononçait-il en postscriptum, l'amour est un domaine de si terrible nature que ce n'est pas à la légère qu'il faut y entrer, puisqu'on n'en peut sortir à la légère et, comme cette dernière action est hors du pouvoir de l'homme, il faut être circonspect quant à la première; en quoi, pour le présent, vous paraissez avoir quelque sagesse, toutefois guère. >>

C'était un frigide réconfort; mais au moment où cela lui parvint, Cino n'était plus accessible à ces refroidissements. Également serait-il intéressant de noter la conversation de monna Selvaggia avec sa discrète amie Nicoletta; pourtant, je ne puis pas tout relater. Nicoletta avait son soupirant à elle, un fort présentable poète qui était, en l'art des vers, parvenu bien au delà des simples rudiments que Cino se hasardait à balbutier on pourrait dire qu'il en était à la théorie. Nicoletta, de plus, avait seize ans, âge de l'hyménée, âge, à la vérité, où ne pas avoir un soupirant eût été un opprobre. Depuis qu'elle avait atteint ses douze ans, on lui adressait des sonnets et des canzoni, mais c'est qu'elle avait deux sœurs plus âgées qu'elle et un seul frère, qui était moine! Et cela faisait une énorme différence.

Le fin mot de l'histoire fut que, le lendemain, lorsque Cino rencontra les deux damoiselles à l'endroit enchanté, il se découvrit devant elles et se tint les mains jointes, comme en prière. En conséquence, il ne vit pas avec quel joli petit air conscient Selvaggia passa auprès de lui, non plus qu'il ne put remarquer la coloration avivée du teint de la jeune fille, ses yeux baissés et ses doigts fébriles. Il manqua aussi le regard de côté que lui lança Nicoletta, regard modeste mais qui jugeait son monde, comme le pouvait faire une personne aussi experte.

Un sonnet, avec un bouquet d'anémones rouges, arriva, ce soir-là, au Palazzo Vergiolesi; désormais il y plut des sonnets, et la pauvre petite Selvaggia en faillit perdre le sens. Les sonnets afluèrent, dis-je, jusqu'au jour où les Cancellieri mirent en armes les Guelfes noirs et tumultueux. Alors il plut du sang, et les Vergiolesi s'enfuirent par une nuit sans lune à Pitecchio, leur château-fort des Apennins. Pour messer Cino, il fut sage aussi de songer sérieu

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