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LE SERVAGE

XXII

L'annonce du refus catégorique des Aubert avait porté un coup terrible à madame de Germoise. Le projet de mariage de sa fille rompu par force majeure, elle retombait plus avant dans le désespoir hors duquel une dernière naïveté l'avait un moment soulevée. Rien ne pouvait plus la tirer de sa désolation. Sa foi n'avait jamais été très solide et elle avait trop de raisons de douter de la Providence: elle ne cherchait pas dans la religion la suprême ressource des malheureux.

Les épreuves étaient venues à bout de son caractère; le temps était loin où elle subissait avec indulgence les façons de son amie Camille. Aujourd'hui, son affection était atteinte, et elle rendait presque madame Laurière responsable de son échec. Elle ne pardonnait pas à celle-ci de lui avoir communiqué la fâcheuse nouvelle en termes cavaliers, disant << qu'après tout elles avaient eu tort toutes deux de prendre leurs désirs pour des réalités, que les Aubert étaient, à leur point de vue, dans le vrai; que, dans certaines situations, certaines ambitions sont déplacées, et que le mieux était de montrer de la philosophie... » Madame de Germoise pensait qu'une véritable amitié eût offert le secours que- l'indifférence de ses proches lui refusait.

Madame Laurière ne méritait pas cette rancune elle était absolument aveuglée. Elle avait la conviction d'avoir rempli tout son devoir. L'idée de doter Geneviève ne s'offrait

1. Voir la Revue des 1er et 15 avril 1905.

même pas à elle. Elle regrettait les événements; mais, le monde étant ainsi fait, elle n'y pouvait rien. Comme elle affectait de n'avoir ni brouillards dans l'esprit ni sensiblerie au cœur, ses lettres ainsi que ses paroles exagéraient toujours maladroitement sa pensée.

Quand il arrivait par hasard qu'on lui demandât des nouvelles de madame de Germoise, elle répondait, très pénétrée : Cette pauvre Adèle est véritablement à plaindre. Pensez donc Un fils sans avenir, une fille qu'elle ne trouvera pas à

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caser...

:

Elle fit, un jour, cette réponse en présence de madame Brunot, et cela ne tomba pas dans une oreille sourde. Madame Brunot aimait à jouer la difficulté pendant deux nuits consécutives d'insomnie, elle se livra au recensement des jeunes gens, des veufs et des célibataires de tout âge de la ville et des environs. Elle se remémora ses nombreuses accointances dans les départements voisins, réfléchit aux personnes qu'elle pourrait mettre en mouvement, pesa les chances, combina : une foule passait et repassait au fond du ciel de lit d'où ses yeux grands ouverts semblaient attendre qu'une inspiration descendît.

A la fin de la seconde nuit, sa veilleuse clignotant, elle allait s'assoupir, découragée, quand la barre grisâtre, qui, audessus des rideaux de la fenêtre, annonçait le matin, brilla pour elle comme un éclair tracé par le doigt d'un ange secourable.

Mon Dieu! s'écria-t-elle en émergeant de son édredon, où avais-je la tête ?... Le fils Colombet!...

A ce moment, la cloche d'un office tinta. Madame Brunot songea qu'on était au dimanche elle était certaine de rencontrer madame Laurière à la messe de huit heures; elle pourrait lui faire part aussitôt de son trait de génie. Elle n'avait plus du tout sommeil.

Durant la messe, madame Brunot s'occupa beaucoup moins de prier pour le succès de son entreprise que de jeter à madame Laurière, auprès de qui elle s'était placée, des regards en coulisse, mystérieux et triomphants. Dès le bénitier, en sortant de l'église, elle lui murmura dans l'oreille : Vous allez être contente de moi...

Loin de marquer le moindre plaisir, le visage de madame

Laurière prit une franche expression de mauvaise humeur. Certes elle ne marchandait pas son tribut à la considération universelle dont la veuve jouissait; mais elle s'estimait femme à faire ses affaires toute seule, sans aucun secours officieux. A son avis, l'intérêt que madame Brunot portait au mariage de Jacques était superflu et, à la longue, indiscret. Son fils pouvait prétendre à tout on n'avait que l'embarras du choix. : En peu de mots, le malentendu fut dissipé. Cependant le nom d'André Colombet ne produisit pas sur madame Laurière l'effet foudroyant que son interlocutrice guettait, arrêtée au bord du trottoir, haletante et radieuse.

Le fils Colombet! - répondit-elle en écho, du bout des lèvres.

Vous n'y aviez pas songé; j'en étais sûre!
Non, cette idée ne me serait jamais venue!

Je ne la trouve pas si ridicule !... Madame de Germoise serait vraiment bien difficile !...

Cheminant à petits pas, l'haleine courte, la grosse dame mettait en valeur les avantages de la combinaison; à l'approche de chaque passant, sa voix se réduisait à un souffle et elle laissait à ses clignements expressifs le soin de compléter ses explications.

Voyons, ma chère, réfléchissez. Je sais bien ce que vous pouvez me dire des Colombet, je sais bien que leur fils n'est pas un phénix. C'est entendu... Mais enfin ils sont riches... beaucoup plus peut-être qu'on ne le suppose... Mademoiselle de Germoise n'a aucunes prétentions à faire valoir, n'est-ce pas? Ce mariage lui offre une planche de salut tout à fait inespérée.

Madame Laurière, la première surprise passée, n'apercevait point d'objections relatives à la famille de Germoise. Elle était même un peu dépitée que madame Brunot lui eût dérobé l'honneur de découvrir une solution si favorable. Mais, en ce qui la concernait, il y avait un inconvénient capital sur lequel elle se rabattit bientôt :

Il ne faut pas oublier qu'Adèle est ma cousine. Son alliance avec les Colombet serait aussi la nôtre.

Tout ce que madame Brunot ajouterait ne prévaudrait point contre une pareille constatation.

Que les Colombet fussent de braves gens, nul n'en doutait; que ce fussent des gens à voir, c'était une autre paire de manches. Madame Laurière raisonnait là-dessus comme toute la bonne société. Elle fût tombée de haut si, à ce propos, on lui avait rappelé que M. Brouchoux était, aussi bien que M. Colombet, parti de peu. Elle avait, pour ce qui la gênait, une grande faculté d'oubli. Une dame Laurière, bru de Laurière aîné, tante des châtelains de Bourgvieux, alliée à tout ce qui comptait dans la ville, ne pouvait traiter les Colombet sur un pied d'égalité.

M. Colombet, fils de ses œuvres, avait repris, voilà bien des années, la minoterie de son patron et il avait su réussir où l'autre végétait. Mais la fortune lentement acquise n'avait pas fait de lui un parvenu. Il aurait pu, en sa qualité de gros industriel, se pousser, prendre rang dans le monde; en l'honneur de ses opinions, qui étaient excellentes, on aurait fermé les yeux sur son éducation sommaire. Par une suite naturelle, ses enfants auraient été complètement assimilés : l'histoire de toutes les familles bourgeoises est la même. M. Colombet se moquait du qu'en dira-t-on, et ce n'était pas la moindre raison de la sévérité de la société pour lui que son peu d'empressement à s'y introduire. Une maisonnée unie, une affaire prospère, de la besogne pendant la semaine et quelques amis à la bonne franquette le dimanche, il n'en demandait pas davantage, à l'époque où il caressait l'ambition d'être un homme heureux.

Il n'avait pas été heureux longtemps. Une épidémie de fièvre typhoïde qui ravageait Arblay lui enleva une fille, et son fils aîné périt tragiquement à la chasse. Le garçon qui lui restait, celui qui, au dire de madame Brunot, « n'était pas un phénix », n'avait rien pour réjouir le cœur d'un père: c'était, à proprement parler, un innocent. innocent. Aujourd'hui, M. Colombet, malgré ses soixante-cinq ans, continuait à s'occuper du matin au soir dans la minoterie. Comme jadis on le voyait aller et venir, court et menu, les mains dans les poches, son veston d'alpaga saupoudré de farine, une pipe de deux sous entre les dents, mais il n'accomplissait plus que des actions machinales, par une longue habitude devenue une nécessité pour endormir le chagrin.

N'ayant jamais aspiré à s'élever au-dessus de sa condition, M. Colombet avait rencontré dans sa femme la créature la plus propre à ne point le contrarier, car elle était d'une modestie et d'une timidité inimaginables chez elle comme chez les autres, elle semblait toujours avoir peur d'être déplacée ou de tenir trop de place. Petite vieille à bonnet de dentelle, elle n'avait pas plus d'assurance qu'à l'âge où elle ne savait où fourrer ses grosses mains rougies par les engelures.

L'amour maternel accomplit ce prodige que, vers sa quinzième année, l'enfant dont l'intelligence paraissait condamnée à une léthargie incurable commença de s'éveiller. Un peu d'espoir ranima les parents abattus. Et, en effet, André se développait sensiblement; mais il était trop tard pour que le temps perdu fût rattrapé, son cerveau débile se refusait à doubler les étapes. A trente ans, à force de peines, il était peut-être plus instruit que d'autres jeunes gens mieux doués, mais, faute d'intuition et de spontanéité, il n'en pouvait rien laisser voir. Dans la conduite de la vie, il était comme un enfant.

Il possédait toutefois un don. Tout petit, alors qu'il n'annonçait que de la torpeur, le seul jeu qui l'intéressât était de colorier des livres d'images; il s'en tirait avec une adresse, de sa part, surprenante. Cet amusement était l'indice d'une vocation qui certes ne pouvait produire que des œuvres médiocres, mais avec un acharnement de maniaque il s'adonna plus tard à la peinture. L'orgueil paternel et maternel, si prompt à se leurrer, avait chez les époux Colombet trop besoin d'illusions pour qu'ils ne s'émerveillassent point devant les toiles que barbouillait consciencieusement leur fils. C'était la seule consolation de leur vieillesse que leur André eût, comme ils disaient, « une nature d'artiste >>.

XXIII

Madame Laurière prouva la force de son amitié pour madame de Germoise quand, après mille perplexités, elle se décida en faveur du projet de madame Brunot. Étant donnés ses préjugés, le sacrifice fut héroïque,

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