Page images
PDF
EPUB

13

On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.

Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,
Tout le monde en convient et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bien venue;
On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue,
Et, s'il est par la brigue un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
Têtebleu! ce me sont de mortelles blessures
De voir qu'avec le vice on garde des mesures,
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.

PHILINTE

[peine,

Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable;
A force de sagesse on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination,
Et c'est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller prenant un autre cours;
Mais, quoiqu'à chaque pas je puisse voir paraître.
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font,
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme 2 est philosophe autant que votre bile.

ALCESTE.

Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien?
Et, s'il faut par hasard qu'un ami vous trahisse,
Que pour avoir vos biens on dresse un artifice,

Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

1. Fléchir au temps: céder peu à peu au temps. 2. Flegme: caractère tranquille et patient.

PHILINTE.

Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l'humaine nature,

Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.

ALCESTE.

Je me verrais trahi, mettre en pièces, voler,
Šans que je sois... Morbleu ! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.

PHILINTE.

Ma foi, vous ferez bien de garder le silence :
Contre votre partie 1éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.

ALCESTE.

Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.

PHILINTE

Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

ALCESTE.

Qui je veux ? la raison, mon bon droit, l'équité.

PHILINTE.

Aucun juge par vous ne sera visité ?

ALCESTE.

Non est-ce que ma cause est injuste ou douteuse?

PHILINTE.

J'en demeure d'accord, mais la brigue est fâcheuse,
Et...

ALCESTE.

Non, j'ai résolu de n'en pas faire un pas; J'ai tort ou j'ai raison.

[blocks in formation]

1. Partie: adversaire dans un procès. -2. Succès résultat (bon ou mauvais).

[blocks in formation]

Je verrai, dans cette plaiderie,
Si les hommes auront assez d'effronterie,
Seront assez méchants, scélérats et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.

Quel homme !

PHILINTE.

ALCESTE.

Je voudrais, m'en coûta-t-il grand'chose, Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.

PHILINTE.

On se rirait de vous, Alceste, tout de bon
Si l'on vous entendait parler de la façon.

ALCESTE.

Tant pis pour qui rirait.

PHILINTE

Mais cette rectitude

Que vous voulez en tout avec exactitude,

Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?

Je m'étonne pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux;
Et ce qui ne surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre cœur s'engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux :
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse 1,
De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas ? ou les excusez-vous ?

ALCESTE.

Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve 2,
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir comme à les condamner.

1. Amuser: retarder, faire perdre le temps à quelqu'un. — 2. Treuve: trouve.

[ocr errors]

Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire ;
J'ai beau voir ses défauts et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer:

Sa grâce est la plus forte, et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.

PHILINTE.

Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d'elle?

ALCESTE.

Oui, parbleu !

Je ne l'aimerais pas si je ne croyais l'être.

PHILINTE.

Mais, si son amitié pour vous se fait paraître.
D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui ?

ALCESTE.

C'est qu'un cœur bien atteint veut qu'on soit tout à lui, Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire

Tout ce que là-dessus ma passion m'inspire.

PHILINTE.

Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs,
La cousine Éliante aurait tous mes soupirs.

Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,

Et ce choix, plus conforme 1, était mieux votre affaire.

ALCESTE.

Il est vrai, ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

PHILINTE.

Je crains fort pour vos feux, et l'espoir où vous êtes
Pourrait...

SCÈNE II: ORONTE, ALCESTE, PHILINTE.

ORONTE.

J'ai su là-bas que pour quelques emplettes Éliante est sortie, et Célimène aussi;

Mais, comme l'on m'a dit que vous étiez ici,

J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable 2,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que depuis longtemps cette estime m'a mis

Dans un ardent désir d'être de vos amis.
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un noeud d'amitié nous unisse.
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
N'est pas assurément pour être rejeté.

1. Conforme convenable.

2. Véritable sincère.

(A Alceste.)

C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse. (En cet endroit Alceste paraît tout rêveur et semble n'entendre pas qu'Oronie lui parle.)

A moi, monsieur ?

Non

ALCESTE.

ORONTE.

A vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse ?

ALCESTE.

pas, mais la surprise est fort grande pour moi, Et je n'attendais pas l'honneur que je reçois.

ORONTE.

L'estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre, Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.

Monsieur...

ALCESTE.

ORONTE.

L'État n'a rien qui ne soit au-dessous

Du mérite éclatant que l'on découvre en vous.

Monsieur...

ALCESTE.

ORONTE.

Oui, de ma part, je vous tiens préférable

A tout ce que j'y vois de plus considérable.

Monsieur...

ALCESTE.

ORONTE.

Sois-je du ciel écrasé si je mens!

Et, pour vous confirmer ici mes sentiments.

Souffrez qu'à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse
Et qu'en votre amitié je vous demande place.

Touchez là, s'il vous plaît; vous me la promettez,
Votre amitié ?

ALCESTE.

Monsieur...

ORONTE.

Quoi vous y résistez?

ALCESTE.

Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire ; Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,

Et c'est assurément en profaner le nom

Que de vouloir le mettre à toute occasion.

Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître,
Et nous pourrions avoir telles complexions 1
Que tous deux du marché nous nous repentirions.

1. Complexions: caractères.

« PreviousContinue »