1666 ACTE PREMIER SCÈNE PREMIÈRE : PHILINTE, ALCESTE. PHILINTE. Qu'est-ce donc ? qu'avez-vous ? ALCESTE. Laissez-moi, je vous prie. PHILINTE. Mais encor, dites-moi quelle bizarrerie. ALCESTE. Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher. PHILINTE. Mais on entend les gens au moins sans se fâcher. ALCESTE. Moi, je veux me fâcher et ne veux point entendre. PHILINTE. Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre, Et, quoique anis, enfin, je suis tout des premiers... ALCESTE. Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers 1. J'ai fait jusques ici profession de l'être; Mais, après ce qu'en vous je viens de voir paraître, Je vous déclare net que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus. PHILINTE. Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ? ALCESTE. Allez, vous devriez mourir de pure honte ; Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser. De protestations, d'offres et de serments 1. Ne comptez pas là-dessus. Et, quand je vous demande après quel est cet homme, PHILINTE. Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable, ALCESTE. Que la plaisanterie est de mauvaise grâce! PHILINTE. Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ? ALCESTE. Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. PHILINTE. Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, ALCESTE. Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode Qui de civilités avec tous font combat, Et traitent du même air 1 l'honnête homme et le fat. Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous un éloge éclatant, Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant ? Et la plus glorieuse a des régals peu chers Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. 1. Du même air: de la même manière. Je refuse d'un cœur la vaste complaisance, PHILINTE. Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende Quelques dehors civils que l'usage demande. 1 ALCESTE. Non, vous dis-je; on devrait châtier sans pitié Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments PHILINTE. Il est bien des endroits où la pleine franchise Et, parfois, n'en déplaise à votre austère honneur, De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense? Oui. ALCESTE. PHILINTE Quoi! vous iriez dire à la vieille Émilie Sans doute. ALCESTE. PHILINTE. A Dorilas, qu'il est trop importun, Fort bien. ALCESTE. PHILINTE Vous vous moquez. ALCESTE. Je ne me moque point, Et je vais n'épargner personne sur ce point. Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile: J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ; 1. Quelques dehors civils: quelques marques de politesse. Je ne trouve partout que lâche flatterie, Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein PHILINTE. Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage. Je ris des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Dont... ALCESTE. Mon Dieu, laissons là vos comparaisons fades. PHILINTE. Non, tout de bon, quittez toutes ces incartades. Et, puisque la franchise a pour vous tant d'appas. Partout où vous allez donne la comédie, Et qu'un si grand courroux contre les mœurs du temps Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens. ALCESTE. Tant mieux, morbleu ! tant mieux ! c'est ce que je demande. Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande; Tous les hommes me sont à tel point odieux Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux. PHILINTE. Vous voulez un grand mal à la nature humaine. ALCESTE. Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine. PHILINTE. Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion ? Encor en est-il bien, dans le siècle où nous sommes... ALCESTE. Non, elle est générale, et je hais tous les hommes, 1. Rompre en visière attaquer avec violence. |