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En présence de l'Assemblée Nationale, les Parlementaires allaient se trouver en mauvaise posture. Ils n'avaient pas eu à jouer le rôle auquel on les destinait, mais avaient laissé entendre que leurs compagnies formaient toujours un pouvoir légal. Or, l'Assemblée entendait ne partager l'autorité avec personne, et sa rancune à leur égard se manifesta d'autant plus vive que, parmi ses membres, le troisième ordre était, aux deux tiers, formé de gens de Palais.

C'étaient des avocats et des officiers de sièges inférieurs. Étrange retour des choses. Les Parlements avaient espéré dominer les États par ce personnel subalterne, et l'ambition, l'amour-propre, le détachaient d'eux. Ayant joui d'une certaine réputation dans leurs provinces, les avocats, en devenant députés, se croyaient appelés à de grandes choses, se proclamaient législateurs, avaient le sentiment qu'ils héritaient des pouvoirs politiques de la magistrature souveraine. Réduire les magistrats au rôle de jugeurs leur paraissait une précaution insuffisante. Ils les estimaient encore trop redoutables, trop enclins à regretter leur ancienne puissance, et ne croyaient pouvoir gouverner eux-mêmes, avec sécurité, qu'en détruisant d'abord tout l'ordre judiciaire (1).

Comme s'il n'eût pas eu connaissance de cet état d'esprit, le Parlement de Paris qui, depuis longtemps, par calcul, demeurait passif, donna signe de vie, après la prise

(1) Duquesnoy, t. I, p. 57. Compte rendu par M. de Choiseul d'Aillecourt, École de Politique, t. VII, p. 316. Mémoires autographes de M. le Prince de Montbarey, Paris 1826. 2. vol. in-8°, t. II, pp. 172 et 173. - Bouillé (Marquis de), Mémoires sur la Révolution française, Londres 1797, 2 vol. in-8°, t. I, p. 68. Cf. Bibl. Nat. Mss. Joly de Fleury. 21114, f 232 v°. (A MM. du Chatelet, Note). Boscheron des Portes, Histoire du Parlement de Bordeaux, Bordeaux 1877, 2 vol. in-8°, t. II, p. 400.

Flo

quet, Histoire du Parlement de Normandie, t. VII, p. 637. -Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, 6 vol. in-8°, t. I, pp. 216 et 217.

NOUVELLE SÉRIE.

-

LXVIII.

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de la Bastille. A la nouvelle que Louis XVI commandait à ses troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles, il arrêta que son Premier-Président, Bochard de Saron, « se retirerait par devers le seigneur Roi », et le remercierait de témoigner son « amour » à son peuple, sa « confiance » à l'Assemblée Nationale. Il chargeait, en même temps, de Saron d'écrire au Président de l'Assemblée, pour lui communiquer son arrêt (1).

On se demanda ce que signifiait cette attitude. Le Parlement se croyait-il encore au temps de la Fronde? Et, en le prenant sur ce ton avec l'Assemblée Nationale, prétendait-il se placer à la tête de l'État? Était-il au contraire assez pusillanime pour faire sa cour à un corps qui, en ce moment, triomphait aussi bien de la magistrature que de la royauté? Inactif comme tribunal, quand il aurait dû intervenir contre l'émeute, il ne reprenait la parole que pour célébrer le succès de l'émeute.

L'Assemblée Nationale malmena d'ailleurs les juges, en un débat d'étiquette, qu'ils n'avaient pas prévu. Quand lui fut lue la lettre du Premier-Président, elle devint houleuse, et il s'éleva parmi ses membres un cri général d'indignation. Les députés ne pouvaient concevoir que le Parlement établit une différence entre eux et Louis XVI,

(1) Le Premier-Président s'acquitta de sa mission auprès de l'Assemblée d'une façon qui pouvait paraître assez hautaine. Il écrivit cette lettre au Président :

« Monsieur le Président,

« Le Parlement m'a chargé de faire part à l'Assemblée Nationale d'un « arrêté qu'il vient de prendre ce matin.

« Je m'empresse de remplir cette mission, en vous adressant une copie « de cet arrêté.

« Je suis avec respect, Monsieur le Président,

<< Votre très humble et obéissant serviteur.

« Signé : Bochard de Saron. »

(Suite du Procès-Verbal de l'Assemblée Nationale, no 25 p. 7.)

qu'il communiquât ses arrêts au Roi par députation, et se contentât de les leur faire connaître par lettre. Comme membre du Parlement, un duc et pair, d'Aiguillon, prit la parole pour désavouer les magistrats, relever leur inconvenance; et les ducs de Luynes, de la Rochefoucault, de Choiseul-Praslin, adhérèrent aussitôt à ses déclarations. Clermont-Tonnerre dénonça le procédé du Parlement comme une tentative pour traiter de «< corps à corps » avec l'Assemblée, se placer au même rang que les représentants de la Nation.

Les Parlementaires, qui siégeaient à l'Assemblée, en furent réduits à faire valoir des circonstances atténuantes, Fréteau, Saint-Fargeau, Bodkin-Fitz-Gérald et d'Epremesnil s'efforcèrent de montrer que, dans un état de choses nouveau, les usages étaient encore mal établis, et qu'assurément leurs confrères n'avaient pas eu l'intention de manquer aux convenances.

La discussion prit fin quand le Président de l'Assemblée déclara qu'il allait exprimer à M. de Saron le regret de n'avoir pas reçu l'arrêt du Parlement des mains d'une députation (16 juillet) (1).

L'humiliation des juges alla plus loin, et pour avoir, mal à propos, et gauchement, joué le rôle de complimenteurs, ils se virent ravaler au rang d'un corps subalterne. Parmi eux, d'ailleurs, les partisans de la Révolution étaient toujours prêts à profiter des circonstances. Le conseiller-abbé Sabatier de Cabre leur demanda auda

(1) Suite du Procès-Verbal de l'Assemblée Nationale, n 25, pp. 7 et 8, Journal de Paris, no 199 (18 juillet 1789). — Poin tdu jour,

n° 26,

p. 2.

t. I, 2e partie, p. 228.

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Journal de Versailles, supplément au n° 13 (18 juillet). - Assemblée Nationale ou Recueil très intéressant et très impartial des Discours, Motions, et principaux événements de l'Assemblée Nationale, s. 1. 1789; no 1, pp. 41 et 42. Mémoires de Weber, t. I, p. 391. Mémoires de Bailly, t. II, pp. 40 et 41. pp. 492 et suiv.

- Cf. Floquet, t. VII,

cieusement d'envoyer à l'Assemblée Nationale la députation qu'elle se plaignait de n'avoir pas reçue; quelques conseillers combattirent sa proposition, d'Outremont et Ferrand par exemple; mais la majorité y adhéra silencieusement (1), et voici l'arrêté qu'elle vota: « La Cour, << toutes chambres assemblées, vivement touchée des << nouveaux témoignages d'amour et de bonté que le Roi <<< est venu donner à sa bonne ville de Paris, et à tous ses «< fidèles sujets; Considérant combien les derniers actes << de zèle et de patriotisme de l'Assemblée Nationale ont concouru au succès des déterminations paternelles du <«< monarque pour le rétablissement du calme dans la capitale; A arrêté que M. le Premier-Président se re<< tirera à l'instant par devers le dit seigneur Roi, à l'effet « de lui exprimer la vive reconnaissance de la Cour, et « qu'il se retirera par devers l'Assemblée Nationale, et « lui exprimera le respect dont la Cour est pénétrée « pour les représentants de la Nation, dont les travaux <«< éclairés vont assurer à jamais le bonheur de la France (20 juillet 1789) (2) ».

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Il y eut foule à Versailles pour voir Bochard de Saron à l'Assemblée Nationale. N'allait-il pas, en quelque sorte, y faire acte de vassalité? A propos d'une députation du Grand Conseil, on venait d'y décider qu'un Premier-Président, en présence des législateurs, parlerait debout et découvert; et, comme la salle des séances était aménagée en amphithéâtre, toute députation devait se placer au bas de l'estrade où se tenait le bureau, en face des députés, et pour ainsi dire à leurs pieds. C'est là que parut Bochard de Saron un papier à la main, intimidé, presque tremblant. Il exprima d'une voix basse

(1) Mémoires du comte Ferrand, Ministre d'État sous Louis XVIII, pp. le Vicomte de Broc, Paris 1897, in-8°, p. 33.

(2) Suite du Procès-Verbal de l'Assemblée Nationale, no 30, p. 21.

les sentiments de sa compagnie, et en paraphrasa l'arrêté. Lecture fut donnée du document; et le duc de Liancourt, Président de l'Assemblée, répondit au PremierPrésident, sur un ton et dans des termes qui n'étaient ni sans hauteur, ni sans ironie. Il imagina que M. de Saron jouissait d'une « douce satisfaction » à se voir introduit dans une Assemblée dont son illustre compagnie avait précisément réclamé la convocation (23 juillet) (1).

Les Cours provinciales n'imitèrent pas le Parlement de Paris. Celle de Rouen y fut cependant conviée par le Journal de Normandie, et sur l'inspiration de Thou

(1) Point du jour, t. I, 2 partie, p. 242. — Journal de Versailles, supplément au n° 15, (25 juillet). Mémoires de Montlosier, t. I, p. 230. Voici le texte du discours du duc de Liancourt :

« Monsieur,

L'Assemblée Nationale voit avec plaisir la justice et le respect que le Parlement de Paris rend à ses décrets. Le chef de l'illustre compa« gnie qui la première a eu le bonheur et le courage de prononcer hau«tement le vœu de la convocation des États-Généraux doit jouir d'une douce satisfaction en étant introduit dans cette auguste Assemblée. Une des plus essentielles occupations des Représentants de la Nation sera de faire rendre aux lois le respect auquel est intéressé le bien gé«néral et particulier, et ils acquerront par ce succès un titre de plus à la reconnaissance de tous les citoyens honnêtes et vertueux, et particulièrement à celle des Tribunaux.

«La réunion sincère de tous les ordres, l'hommage fait à la chose pu blique par chacun de nous, des usages jusqu'ici respectés, des opi<nions anciennes, des prétentions privées, les utiles démarches qui en ⚫ont été le résultat, ne doivent laisser aux bons citoyens aucun doute du ■ zèle pur et infatigable avec lequel l'Assemblée Nationale est dévouée ◄ sans réserve au grand œuvre de l'heureuse régénération de l'Empire, avec lequel elle s'occupe du bonheur de la Nation la plus généreuse et du roi le plus digne de son amour.

L'Assemblée Nationale y voit encore l'heureux présage que, dans cette grande circonstance, aucune classe de citoyens ne laissera, par des considérations particulières, étouffer en elle le sentiment pur et < généreux du patriotisme. » (Suite du Procès-Verbal de l'Assemblée Nationale, no 30, pp. 7, 8 et 9.)

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