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doublèrent. Ce qu'on leur reprochait le plus, c'était d'affaiblir dans les enfants le respect pour leurs pères, en ne rendant point les honneurs dus aux ancêtres; d'assembler indécemment les jeunes gens et les filles dans les lieux écartés qu'ils appelaient églises; de faire agenouiller les filles entre leurs jambes, et de leur parler bas en cette posture. Rien ne paraissait plus monstrueux à la délicatesse chinoise. L'empereur Yong -tching daigna même en avertir les jésuites; après quoi il renvoya la plupart des missionnaires à Macao, mais avec des politesses et des attentions dont les seuls Chinois peut-être sont capables.

Il retint à Pékin quelques jésuites mathématiciens, entre autres ce même Parennin dont nous avons déjà parlé, et qui, possédant parfaitement le chinois et le tartare, avait souvent servi d'interprète. Plusieurs jésuites se cachèrent dans des provinces éloignées, d'autres dans Kanton même; et on ferma les yeux.

Enfin l'empereur Yong-tching étant mort, son fils et son successeur Kien-Long acheva de contenter la nation, en fesant partir pour Macao tous les missionnaires déguisés qu'on put trouver dans l'empire. Un édit solennel leur en interdit à jamais l'entrée. S'il en vient quelques uns, on les prie civilement d'aller exercer leurs talents ailleurs. Point de traitement dur, point de persécution. On m'a assuré qu'en 1760, un jésuite de Rome étant allé à Kanton, et ayant été déféré par un facteur des Hollandais, le colao, gouverneur de Kanton, le renvoya avec un présent d'une pièce de soie, des provisions, et de l'argent.

DU PRÉTENDU ATHEISME DE LA CHINE.

On a examiné plusieurs fois cette accusation d'athéisme, intentée par nos théologaux d'Occident contre le gouvernement chinois à l'autre bout du monde; c'est assurément le dernier excès de nos folies et de nos contradictions pédantesques. Tantôt on prétendait dans une de nos facultés que les tribunaux ou parlements de la Chine étaient idolâtres, tantôt qu'ils ne reconnaissaient point de Divinité; et ces raisonneurs poussaient quelquefois leur fureur de raisonner jusqu'à soutenir que les Chinois étaient à-la-fois athées et idolâtres.

Au mois d'octobre 1700, la Sorbonne déclara hérétiques toutes les propositions qui soutenaient que l'empereur et les colaos' croyaient en Dieu. On fesait de gros livres dans lesquels on démontrait, selon la façon théologique de démontrer, que les Chinois n'adoraient que le ciel matériel.

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Nil præter nubes et cœli numen adorant 2.

Mais s'ils adoraient ce ciel matériel, c'était donc là leur dieu. Ils ressemblaient aux Perses qu'on dit avoir

a

Voyez dans le Siècle de Louis XIV, chap. XXXIX; dans l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. 11 (tome XV, page 275), et ailleurs.— Voltaire en avait déjà parlé: voyez tome XV, page 90; et dans les Mélanges, année 1763, la sixième des Remarques sur l'Essai; année 1769, le chap. Iv de Dieu et les hommes... Il en a parlé depuis dans une note de son Épitre au roi de la Chine, dans l'article xx11 de ses Fragments sur l'Inde (Mélanges, année 1773), et dans la troisième de ses Lettres chinoises, etc. (Mélanges, année 1776). B.

I Voltaire a donné l'explication de ce mot, tome XV, page 274. B. 2 Juvénal, xiv, 37. B.

adoré le soleil; ils ressemblaient aux anciens Arabes qui adoraient les étoiles; ils n'étaient donc ni fabricateurs d'idoles, ni athées. Mais un docteur n'y regarde pas de si près, quand il s'agit dans son tripot de déclarer une proposition hérétique et malson

nante.

Ces pauvres gens qui fesaient tant de fracas en 1700 sur le ciel matériel des Chinois, ne savaient pas qu'en 1689 les Chinois ayant fait la paix avec les Russes à Niptchou, qui est la limite des deux empires, ils érigèrent la même année, le 8 septembre, un monument de marbre sur lequel on grava en langue chinoise et en latin ces paroles mémorables:

« Si quelqu'un a jamais la pensée de rallumer le « feu de la guerre, nous prions le Seigneur souverain de toutes choses, qui connaît les cœurs, de punir « ces perfides, etc.". »>

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Il suffisait de savoir un peu de l'histoire moderne pour mettre fin à ces disputes ridicules; mais les gens qui croient que le devoir de l'homme consiste à commenter saint Thomas et Scot, ne s'abaissent pas à s'informer de ce qui se passe entre les plus grands empires de la terre.

SECTION II.

Nous allons chercher à la Chine de la terre, comme si nous n'en avions point; des étoffes, comme si nous

а

Voyez (tome XXV) l'Histoire de la Russie sous Pierre Ier, écrite sur les Mémoires envoyés par l'impératrice Elisabeth. C'est au chap. vir de la première partie. B.

1 Dans l'édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l'article entier se composait de ce qui forme cette seconde section, moins le dernier alinéa. B.

manquions d'étoffes; une petite herbe pour infuser dans de l'eau, comme si nous n'avions point de simples dans nos climats. En récompense, nous voulons convertir les Chinois : c'est un zèle très louable; mais il ne faut pas leur contester leur antiquité, et leur dire qu'ils sont des idolâtres. Trouverait-on bon, en vérité, qu'un capucin, ayant été bien reçu dans un château des Montmorenci, voulût leur persuader qu'ils sont nouveaux nobles, comme les secrétaires du roi, et les accuser d'être idolâtres, parcequ'il aurait trouvé dans ce château deux ou trois statues de connétables, pour lesquelles on aurait un profond respect?

Le célèbre Wolf', professeur de mathématiques dans l'université de Hall, prononça un jour un très bon discours à la louange de la philosophie chinoise; il loua cette ancienne espèce d'hommes, qui diffère de nous par la barbe, par les yeux, par le nez, par les oreilles, et par le raisonnement; il loua, dis-je, les Chinois d'adorer un Dieu suprême, et d'aimer la vertu; il rendait cette justice aux empereurs de la Chine, aux colaos, aux tribunaux, aux lettrés. La justice qu'on rend aux bonzes est d'une espèce diffé

rente.

Il faut savoir que ce Wolf attirait à Hall un millier d'écoliers de toutes les nations. Il y avait dans la même université un professeur de théologie nommé Lange, qui n'attirait personne; cet homme, au désespoir de geler de froid seul dans son auditoire, voulut,

Voltaire revient sur Wolf et Lange dans la sixième de ses Lettres à S. A. monseigneur le prince de Brunswick (Mélanges, année 1767). B.

comme de raison, perdre le professeur de mathématiques; il ne manqua pas, selon la coutume de ses semblables, de l'accuser de ne pas croire en Dieu.

Quelques écrivains d'Europe, qui n'avaient jamais été à la Chine, avaient prétendu que le gouvernement de Pékin était athée. Wolf avait loué les philosophes de Pékin, donc Wolf était athée; l'envie et la haine ne font jamais de meilleurs syllogismes. Cet argument de Lange, soutenu d'une cabale et d'un protecteur, fut trouvé concluant par le roi du pays, qui envoya un dilemme en forme au mathématicien ; ce dilemme lui donnait le choix de sortir de Hall dans vingt-quatre heures, ou d'être pendu. Et comme Wolf raisonnait fort juste, il ne manqua pas de partir; sa retraite ôta au roi deux ou trois cent mille écus par an, que ce philosophe fesait entrer dans le royaume par l'affluence de ses disciples.

Cet exemple doit faire sentir aux souverains qu'il ne faut pas toujours écouter la calomnie, et sacrifier un grand homme à la fureur d'un sot. Revenons à la Chine.

De quoi nous avisons-nous, nous autres au bout de l'Occident, de disputer avec acharnement et avec des torrents d'injures, pour savoir s'il y avait eu quatorze princes, ou non, avant Fo-hi, empereur de la Chine, et si ce Fo-hi vivait trois mille, ou deux mille neuf cents ans, avant notre ère vulgaire? Je voudrais bien que deux Irlandais s'avisassent de se quereller à Dublin, pour savoir quel fut au douzième siècle le possesseur des terres que j'occupe aujourd'hui; n'est-il pas évident qu'ils devraient s'en rapporter à moi qui ai les

DICTIONN. PHILOS. III.

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