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DISTANCE'.

Un homme qui connaît combien on compte de pas d'un bout de sa maison à l'autre, s'imagine que la nature lui a enseigné tout d'un coup cette distance, et qu'il n'a eu besoin que d'un coup d'œil, comme lorsqu'il a vu des couleurs. Il se trompe; on ne peut connaître les différents éloignements des objets que par expérience, par comparaison, par habitude. C'est ce qui fait qu'un matelot, en voyant sur mer un vaisseau voguer loin du sien, vous dira sans hésiter à quelle distance on est à peu près de ce vaisseau; et le ger n'en pourra former qu'un doute très confus.

passa

La distance n'est qu'une ligne de l'objet à nous. Cette ligne se termine à un point; nous ne sentons donc que ce point; et soit que l'objet existe à mille lieues, ou qu'il soit à un pied, ce point est toujours le même dans nos yeux.

Nous n'avons donc aucun moyen immédiat pour apercevoir tout d'un coup la distance, comme nous en avons pour sentir, par l'attouchement, si un corps est dur ou mou; par le goût, s'il est doux ou amer; par l'ouïe, si de deux sons l'un est grave et l'autre aigu. Car, qu'on y prenne bien garde, les parties d'un corps qui cèdent à mon doigt, sont la plus prochaine cause de ma sensation de mollesse; et les vibrations de l'air,

1 Cet article se retrouve presque textuellement dans le chapitre vir de la deuxième partie des Éléments de la philosophie de Newton.(Voyez Mélanges, année 1738.) Il parut tel qu'il est ici dans les Questions sur l'Encyclopédie, 4 partie, 1771. B.

excitées par le corps sonore, sont la plus prochaine cause de ma sensation du son. Or, si je ne puis avoir ainsi immédiatement une idée de distance, il faut donc que je connaisse cette distance par le moyen d'une autre idée intermédiaire; mais il faut au moins que j'aperçoive cette idée intermédiaire; car une idée que je n'aurais point ne servira certainement pas à m'en faire avoir une autre.

On dit qu'une telle maison est à un mille d'une telle rivière; mais si je ne sais pas où est cette rivière, je ne sais certainement pas où est cette maison. Un corps cède aisément à l'impression de ma main; je conclus immédiatement sa mollesse. Un autre résiste; je sens immédiatement sa dureté. Il faudrait donc que je sentisse les angles formés dans mon œil, pour en conclure immédiatement les distances des objets. Mais la plupart des hommes ne savent pas même si ces angles existent : donc il est évident que ces angles ne peuvent être la cause immédiate de ce que vous connaissez les distances.

Celui qui, pour la première fois de sa vie, entendrait le bruit du canon ou le son d'un concert, 'ne pourrait juger si on tire ce canon qu si on exécute ce concert à une lieue ou à trente pas. Il n'y a que l'expérience qui puisse l'accoutumer à juger de la distance qui est entre lui et l'endroit d'où part ce bruit. Les vibrations, les ondulations de l'air, portent un son à ses oreilles, ou plutôt à son sensorium; mais ce bruit n'avertit pas plus son sensorium de l'endroit où le bruit commence, qu'il ne lui apprend la forme du canon ou des instruments de musique. C'est la même

chose précisément par rapport aux rayons de lumière qui partent d'un objet; ils ne nous apprennent point du tout où est cet objet.

Ils ne nous font pas connaître davantage les grandeurs, ni même les figures. Je vois de loin une petite tour ronde. J'avance, j'aperçois et je touche un grand bâtiment quadrangulaire. Certainement ce que je vois et ce que je touche n'est pas ce que je voyais : ce petit objet rond qui était dans mes yeux n'est point ce grand bâtiment carré. Autre chose est donc, par rapport à nous, l'objet mesurable et tangible, autre chose est l'objet visible. J'entends de ma chambre le bruit d'un carrosse : j'ouvre la fenêtre, et je le vois ; je descends, et j'entre dedans. Or ce carrosse que j'ai entendu, ce carrosse que j'ai vu, ce carrosse que j'ai touché, sont trois objets absolument divers de trois de mes sens, qui n'ont aucun rapport immédiat les uns avec les autres.

y a bien plus: il est démontré qu'il se forme dans mon œil un angle une fois plus grand, à très peu de chose près, quand je vois un homme à quatre pieds de moi, que quand je vois le même homme à huit pieds de moi. Cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur. Comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes? L'objet est réellement une fois plus petit dans mes yeux, et je le vois une fois plus grand. C'est en vain qu'on veut expliquer ce mystère par le chemin que suivent les rayons, ou par la forme que prend le cristallin dans nos yeux. Quelque supposition que l'on fasse, l'angle sous lequel je vois un homme à quatre pieds de moi

est toujours à peu près double de l'angle sous lequel je le vois à huit pieds. La géométrie ne résoudra jamais ce problème; la physique y est également impuissante car vous avez beau supposer que l'œil prend une nouvelle conformation, que le cristallin s'avance, que l'angle s'agrandit; tout cela s'opérera également pour l'objet qui est à huit pas, et pour l'objet qui est à quatre. La proportion sera toujours la même; si vous voyiez l'objet à huit pas sous un angle de moitié plus grand qu'il ne doit être, vous verriez aussi l'objet à quatre pas sous un angle de moitié plus grand ou environ. Donc ni la géométrie ni la physique ne peuvent expliquer cette difficulté.

Ces lignes et ces angles géométriques ne sont pas plus réellement la cause de ce que nous voyons les objets à leur place, que de ce que nous les voyons de telles grandeurs et à telle distance. L'ame ne considère pas si telle partie va se peindre au bas de l'œil; elle ne rapporte rien à des lignes qu'elle ne voit point. L'oeil se baisse seulement pour voir ce qui est près de la terre, et se relève pour voir ce qui est au-dessus de la terre. Tout cela ne pouvait être éclairci et mis hors de toute contestation, que par quelque aveuglené à qui on aurait donné le sens de la vue. Car si cet aveugle, au moment qu'il eût ouvert les yeux, eût jugé des distances, des grandeurs et des situations, il eût été vrai que les angles optiques, formés tout d'un coup dans sa rétine, eussent été les causes immédiates de ses sentiments. Aussi le docteur Berkeley assurait, d'après M. Locke (et allant même en cela plus loin que Locke), que ni situation, ni grandeur,

ni distance, ni figure, ne serait aucunement discernée par cet aveugle, dont les yeux recevraient tout d'un coup la lumière.

On trouva enfin, en 1729, l'aveugle-né dont dépendait la décision indubitable de cette question. Le célèbre Cheselden, un de ces fameux chirurgiens qui joignent l'adresse de la main aux plus grandes lumières de l'esprit, ayant imaginé qu'on pouvait donner la vue à cet aveugle-né, en lui abaissant ce qu'on appelle des cataractes, qu'il soupçonnait formées dans ses yeux presque au moment de sa naissance, il proposa l'opération. L'aveugle eut de la peine à y consentir: il ne concevait pas trop que le sens de la vue pût beaucoup augmenter ses plaisirs. Sans l'envie qu'on lui inspira d'apprendre à lire et à écrire, il n'eût point desiré de voir. Il vérifiait, par cette indifférence, « qu'il <«< est impossible d'être malheureux par la privation << des biens dont on n'a pas d'idée; » vérité bien importante. Quoi qu'il en soit, l'opération fut faite et réussit. Ce jeune homme, d'environ quatorze ans, vit la lumière pour la première fois. Son expérience confirma tout ce que Locke et Berkeley avaient si bien prévu. Il ne distingua de long-temps ni grandeur, ni situation, ni même figure. Un objet d'un pouce mis devant son œil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Tout ce qu'il voyait lui semblait d'abord être sur ses yeux, et les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvait distinguer d'abord ce qu'il avait jugé rond à l'aide de ses mains d'avec ce qu'il avait jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux si ce que ses mains avaient

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