Page images
PDF
EPUB

Par exemple, j'observais que l'inclémence des airs est ridicule dans une histoire, parceque ce terme d'inclémence a son origine dans la colère du ciel qu'on suppose manifestée par l'intempérie, les dérangements, les rigueurs des saisons, la violence du froid, la corruption de l'air, les tempêtes, les orages, les vapeurs pestilentielles, etc. Ainsi donc inclémence étant une métaphore, est consacrée à la poésie.

Je donnais au mot impuissance toutes les acceptions qu'il reçoit. Je fesais voir dans quelle faute est tombé un historien qui parle de l'impuissance du roi Alphonse, en n'exprimant pas si c'était celle de résister à son frère, ou celle dont sa femme l'accusait.

Je tâchais de faire voir que les épithètes irrésistible, incurable, exigeaient un grand ménagement. Le premier qui a dit l'impulsion irrésistible du génie, a très bien rencontré, parcequ'en effet il s'agissait d'un grand génie qui s'était livré à son talent, malgré tous les obstacles. Les imitateurs qui ont employé cette expression pour des hommes médiocres, sont des plagiaires qui ne savent pas placer ce qu'ils dérobent. Le mot incurable n'a été encore enchâssé dans un vers que par l'industrieux Racine:

D'un incurable amour remèdes impuissants.

Phèdre, acte I, scène III.

Voilà ce que Boileau appelle des mots trouvés. Dès qu'un homme de génie a fait un usage nouveau d'un terme de la langue, les copistes ne manquent pas d'employer cette même expression mal à

23.

propos en vingt endroits, et n'en font jamais honneur à l'inventeur.

Je ne crois pas qu'il y ait un seul de ces mots trouvés, une seule expression neuve de génie dans aucun auteur tragique depuis Racine, excepté ces années dernières. Ce sont pour l'ordinaire des termes lâches, oiseux, rebattus, si mal mis en place, qu'il en résulte un style barbare; et, à la honte de la nation, ces ouvrages visigoths et vandales furent quelque temps prônés, célébrés, admirés dans les journaux, dans les mercures, surtout quand ils furent protégés par je ne sais quelle dame qui ne s'y connaissait point du tout. On en est revenu aujourd'hui; et à un ou deux près, ils sont pour jamais anéantis.

Je ne prétendais pas faire toutes ces réflexions, mais mettre le lecteur en état de les faire.

Je fesais voir à la lettre E que nos e muets, qui nous sont reprochés par un Italien, sont précisément ce qui forme la délicieuse harmonie de notre langue.

Empire, couronne, diadème, épouvantable, sen<«<sible; » cet e muet, qu'on fait sentir sans l'articuler, laisse dans l'oreille un son mélodieux, comme celui d'un timbre qui résonne encore quand il n'est plus frappé. C'est ce que nous avons déjà répondu à un Italien homme de lettres, qui était venu à Paris pour enseigner sa langue, et qui ne devait pas y décrier la

nôtre 2.

* Cela paraît avoir rapport au Catilina de Crébillon, et à madame de Pompadour, que les ennemis de Voltaire avaient excitée à favoriser le succès de cette mauvaise tragédie. K.

M. Deodati de Tovazzi, le même à qui sont adressées des stances (voyez

Il ne sentait pas la beauté et la nécessité de nos rimes féminines; elles ne sont que des e muets. Cet entrelacement de rimes masculines et féminines fait le charme de nos vers.

De semblables observations sur l'alphabet et sur les mots auraient pu être de quelque utilité; mais l'ouvrage eût été trop long.

DIEU, DIEUX.

SECTION PREMIÈRE.

2

On ne peut trop avertir que ce Dictionnaire n'est point fait pour répéter ce que tant d'autres ont dit.

La connaissance d'un Dieu n'est point empreinte en nous par les mains de la nature; car tous les hommes auraient la même idée, et nulle idée ne naît avec nous 3. Elle ne nous vient point comme la perception de la lumière, de la terre, etc., que nous recevons dès que nos yeux et notre entendement s'ouvrent. Est-ce une idée philosophique? non. Les hommes ont admis des dieux avant qu'il y eût des philosophes.

D'où est donc dérivée cette idée? du sentiment et de cette logique naturelle qui se développe avec l'âge

les Poésies), et les lettres de la Correspondance, du 24 janvier 1761, et du 9 septembre 1766. B.

1 Voyez aussi AMOUR DE DIEU, tome XXVI, page 269. B.

2 Cette section n'existe dans aucune édition que je connaisse, soit du Dictionnaire philosophique, soit de la Raison par alphabet, soit des Questions sur l'Encyclopédie. Il est à croire que le Dictionnaire dont il s'agit dans cette phrase est l'Opinion en alphabet, dont Voltaire a laissé des articles en manuscrit. Voyez la note 7 de ma Préface du tome XXVI. B. 3 Voyez l'article Idéɛ. K.

dans les hommes les plus grossiers. On a vu des effets étonnants de la nature, des moissons et des stérilités, des jours sereins et des tempêtes, des bienfaits et des fléaux, et on a senti un maître. Il a fallu des chefs pour gouverner des sociétés, et on a eu besoin d'admettre des souverains de ces souverains nouveaux que la faiblesse humaine s'était donnés, des êtres dont le pouvoir suprême fit trembler des hommes qui pouvaient accabler leurs égaux. Les premiers souverains ont à leur tour employé ces notions pour cimenter leur puissance. Voilà les premiers pas, voilà pourquoi chaque petite société avait son dieu. Ces notions étaient grossières, parceque tout l'était. Il est très naturel de raisonner par analogie. Une société sous un chef ne niait point que la peuplade voisine n'eût aussi son juge, son capitaine; par conséquent elle ne pouvait nier qu'elle n'eût aussi son dieu. Mais comme chaque peuplade avait intérêt que son capitaine fût le meilleur, elle avait intérêt aussi à croire, et par conséquent elle croyait, que son dieu était le plus puissant. De là ces anciennes fables si long-temps généralement répandues, que les dieux d'une nation combattaient contre les dieux d'une autre. De là tant de passages dans les livres hébreux qui décèlent à tout moment l'opinion où étaient les Juifs, que les dieux de leurs ennemis existaient, mais que le dieu des Juifs leur était supérieur.

Cependant il y eut des prêtres, des mages, des philosophes, dans les grands états où la société perfectionnée pouvait comporter des hommes oisifs, occupés de spéculations.

Quelques uns d'entre eux perfectionnèrent leur raison jusqu'à reconnaître en secret un Dieu unique et universel. Ainsi, quoique chez les anciens Égyptiens on adorât Osiri, Osiris, ou plutôt Osireth (qui signifie cette terre est à moi); quoiqu'ils adorassent encore d'autres êtres supérieurs, cependant ils admettaient un dieu suprême, un principe unique qu'ils appelaient Knef, et dont le symbole était une sphère posée sur le frontispice du temple.

Sur ce modèle les Grecs eurent leur Zeus, leur Jupiter, maître des autres dieux, qui n'étaient que ce que sont les anges chez les Babyloniens et chez les Hébreux, et les saints chez les chrétiens de la communion romaine.

C'est une question plus épineuse qu'on ne pense, et très peu approfondie, si plusieurs dieux égaux en puissance pourraient subsister à-la-fois.

Nous n'avons aucune notion adéquate de la Divinité, nous nous traînons seulement de soupçons en soupçons, de vraisemblances en probabilités. Nous arrivons à un très petit nombre de certitudes. Il y a quelque chose, donc il y a quelque chose d'éternel, car rien n'est produit de rien. Voilà une vérité certaine sur laquelle votre esprit se repose. Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin, annonce un ouvrier; donc cet univers composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très puissant, très intelligent. Voilà une probabilité qui approche de la plus grande certitude; mais cet artisan suprême est-il infini? est-il partout? est-il en un lieu? comment ré

« PreviousContinue »