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ils disent que la mer a produit les montagnes, et que les hommes ont autrefois été poissons.

Combien a-t-on mis de charlatanerie dans l'histoire, soit en étonnant le lecteur par des prodiges, soit en chatouillant la malignité humaine par des satires, soit en flattant des familles de tyrans par d'infames éloges?

La malheureuse espèce qui écrit pour vivre est charlatane d'une autre manière. Un pauvre homme qui n'a point de métier, qui a eu le malheur d'aller au collége, et qui croit savoir écrire, va faire sa cour à un marchand libraire, et lui demande à travailler. Le marchand libraire sait que la plupart des gens domiciliés veulent avoir de petites bibliothèques, qu'il leur faut des abrégés et des titres nouveaux ; il ordonne à l'écrivain un abrégé de l'Histoire de Rapin Thoyras, un abrégé de l'Histoire de l'Église, un Recueil de bons mots tiré du Ménagiana, un Dictionnaire des grands hommes, où l'on place un pédant inconnu à côté de Cicéron, et un sonettiero d'Italie auprès de Virgile.

Un autre marchand libraire commande des romans, ou des traductions de romans. Si vous n'avez pas d'imagination, dit-il à son ouvrier, vous prendrez quelques aventures dans Cyrus, dans Gusman d'Alfarache, dans les Mémoires secrets d'un homme de qualité, ou d'une femme de qualité ; et du total vous ferez un volume de quatre cents pages à vingt sous

la feuille.

Un autre marchand libraire donne les gazettes et les almanachs de dix années à un homme de génie. Vous me ferez un extrait de tout cela, et vous me le rapporterez dans trois mois sous le nom d'Histoire fidèle

du temps, par monsieur le chevalier de trois étoiles, lieutenant de vaisseau, employé dans les affaires étrangères.

De ces sortes de livres il y en a environ cinquante mille en Europe; et tout cela passe comme le secret de blanchir la peau, de noircir les cheveux, et la panacée universelle.

CHARLES IX1.

Charles IX, roi de France, était, dit-on, un bon poëte. Il est sûr que ses vers étaient admirables de son vivant. Brantôme ne dit pas, à la vérité, que ce roi fût le meilleur poëte de l'Europe; mais il assure qu'il « faisoit des quadrains fort gentiment, prestement, et << in promptu, sans songer, comme j'en ay veu plu<< sieurs... quand il faisoit mauvais temps, ou de pluye << ou d'un extrême chaud, il envoyoit querir messieurs <«<les poëtes en son cabinet, et là passoit son temps avec «< eux, etc. 2 »

S'il avait toujours passé son temps ainsi, et surtout s'il avait fait de bons vers, nous n'aurions pas eu la Saint-Barthélemi; il n'aurait pas tiré de sa fenêtre avec une carabine sur ses propres sujets3 comme sur des perdreaux. Ne croyez-vous pas qu'il est impossible qu'un bon poëte soit un barbare? Pour moi, j'en suis persuadé.

* Questions sur l'Encyclopédie, troisième partie, 1770. B.

2 Brantôme, Vie des hommes illustres, etc. Discours LXXXVIII. B. 3 Cette circonstance horrible de la vie de Charles IX, révoquée en doute par quelques personnes, surtout depuis qu'on a abattu le poteau qui avait été mal placé sur le quai du Louvre, est rapportée par Brantôme. (Voyez tome IX, page 427 de l'édition de 1740 des OEuvres de cet auteur.) B.

On lui attribue ces vers, faits en son nom pour

Ronsard:

Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,

Te soumet les esprits dont je n'ai que les corps;
Le maître elle t'en rend, et te sait introduire

Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.

Ces vers sont bons, mais sont-ils de lui? ne sont-ils pas de son précepteur? En voici de son imagination royale qui sont un peu différents :

Il faut suivre ton roi qui t'aime par sus tous,
Pour les vers qui de toi coulent braves et doux;
Et crois, si tu ne viens me trouver à Pontoise,
Qu'entre nous adviendra une très grande noise.

L'auteur de la Saint-Barthélemi pourrait bien avoir fait ceux-là. Les vers de César sur Térence sont écrits avec un peu plus d'esprit et de goût. Ils respirent l'urbanité romaine. Ceux de François Ier et de Charles IX se ressentent de la grossièreté welche. Plût à Dieu que Charles IX eût fait plus de vers, même mauvais ! Une application constante aux arts aimables adoucit les

mœurs.

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Emollit mores nec sinit esse feros. »
OVID., II, de Ponto, 1x, 48.

Au reste, la langue française ne commença à se dérouiller un peu que long-temps après Charles IX. Voyez les lettres qu'on nous a conservées de François I. Tout est perdu fors l'honneur 1, est d'un digne chevalier; mais en voici une qui, n'est ni de Cicéron, ni de César.

Ce ne sont pas tout-à-fait les expressions de François Ia: voyez ma note, tome XVII, page 204. B.

<< Tout à steure ynsi que je me volois mettre o lit est « arrivé Laval qui m'a aporté la serteneté du lèvement «< du siége. »>

Nous avons quelques lettres de la main de Louis XIII, qui ne sont pas mieux écrites. On n'exige pas qu'un roi écrive des lettres comme Pline, ni qu'il fasse des vers comme Virgile; mais personne n'est dispensé de bien parler sa langue. Tout. prince qui écrit comme une femme-de-chambre a été fort mal élevé.

CHEMINS'.

Il n'y a pas long-temps que les nouvelles nations de l'Europe ont commencé à rendre les chemins praticables, et à leur donner quelque beauté. C'est un des grands soins des empereurs mogols et de ceux de la Chine. Mais ces princes n'ont pas approché des Romains. La voie Appienne, l'Aurélienne, la Flaminienne, l'Émilienne, la Trajane, subsistent encore. Les seuls Romains pouvaient faire de tels chemins, et seuls pouvaient les réparer.

Bergier, qui d'ailleurs a fait un livre utile, insiste beaucoup sur ce que Salomon employa trente mille Juifs pour couper du bois sur le Liban, quatre vingt mille pour maçonner son temple, soixante et dix mille pour les charrois, et trois mille six cents pour présider aux travaux. Soit: mais il ne s'agissait pas là de grands chemins.

1 Questions sur l'Encyclopédie, troisième partie, 1770. B.

2 L'Histoire des grands chemins de l'empire romain, 1622, in-4o, réimprimé en 1728, 2 vol. in-4o, et 1736, 2 vol. in-4°. B.

Pline dit qu'on employa trois cent mille hommes pendant vingt ans pour bâtir une pyramide en Égypte: je le veux croire; mais voilà trois cent mille hommes bien mal employés. Ceux qui travaillèrent aux canaux de l'Égypte, à la grande muraille, aux canaux et aux chemins de la Chine; ceux qui construisirent les voies de l'empire romain, furent plus avantageusement occupés que les trois cent mille misérables qui bâtirent des tombeaux en pointe, pour faire reposer le cadavre d'un superstitieux égyptien.

On connaît assez les prodigieux ouvrages des Romains, les lacs creusés ou détournés, les collines aplanies, la montagne percée par Vespasien dans la voie Flaminienne l'espace de mille pieds de longueur, et dont l'inscription subsiste encore. Le Pausilippe n'en approche pas.

Il s'en faut beaucoup que les fondations de la plupart de nos maisons soient aussi solides que l'étaient les grands chemins dans le voisinage de Rome; et ces voies publiques s'étendirent dans tout l'empire, mais non pas avec la même solidité : ni l'argent ni les hommes n'auraient pu y suffire.

Presque toutes les chaussées d'Italie étaient relevées sur quatre pieds de fondation. Lorsqu'on trouvait un marais sur le chemin, on le comblait. Si on rencontrait un endroit montagneux, on le joignait au chemin par une pente douce. On soutenait en plusieurs lieux ces chemins par des murailles.

Sur les quatre pieds de maçonnerie étaient posés de larges pierres de taille, des marbres épais de près d'un pied, et souvent larges de dix ; ils étaient piqués

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