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sa femme et ses deux filles n'eussent noyé la troisième par principe de religion. C'était une opinion universelle que la religion protestante ordonne positivement aux pères et aux mères de tuer leurs enfants s'ils veulent être catholiques. Cette opinion avait jeté de si profondes racines dans les têtes mêmes des magistrats, entraînés malheureusement alors par la clameur publique, que le conseil et l'Église de Genève furent obligés de démentir cette fatale erreur, et d'envoyer au parlement de Toulouse une attestation juridique, que non seulement les protestants ne tuent point leurs enfants, mais qu'on les laisse maîtres de tous leurs biens, quand ils quittent leur secte pour

une autre.

On sait que Calas fut roué, malgré cette attestation.

Un nommé Landes, juge de village, assisté de quelques gradués aussi savants que lui, s'empressa de faire toutes les dispositions pour bien suivre l'exemple qu'on venait de donner dans Toulouse. Un médecin de village, aussi éclairé que les juges, ne manqua pas d'assurer, à l'inspection du corps, au bout de vingt jours, que cette fille avait été étranglée et jetée ensuite dans le puits. Sur cette déposition le juge décrète de prise de corps le père, la mère, et les deux filles.

La famille, justement effrayée par la catastrophe des Calas, et par les conseils de ses amis, prend incontinent la fuite; ils marchent au milieu des neiges pendant un hiver rigoureux; et de montagnes en montagnes ils arrivent jusqu'à celles des Suisses. Celle des

deux filles qui était mariée et grosse accouche avant terme parmi les glaces.

La première nouvelle que cette famille apprend quand elle est en lieu de sûreté, c'est que le père et la mère sont condamnés à être pendus; les deux filles à demeurer sous la potence pendant l'exécution de leur mère, et à être reconduites par le bourreau hors du territoire, sous peine d'être pendues si elles reviennent. C'est ainsi qu'on instruit la contumace.

Ce jugement était également absurde et abominable. Si le père, de concert avec sa femme, avait étranglé sa fille, il fallait le rouer comme Calas, et brûler la mère, au moins après qu'elle aurait été étranglée, parceque ce n'est pas encore l'usage de rouer les femmes dans le pays de ce juge. Se contenter de pendre en pareille occasion, c'était avouer que le crime n'était pas avéré, et que dans le doute la corde était un parti mitoyen qu'on prenait, faute d'être instruit. Cette sentence blessait également la loi et la raison.

La mère mourut de désespoir; et toute la famille, dont le bien était confisqué, allait mourir de misère, si elle n'avait pas trouvé des secours.

On s'arrête ici pour demander s'il y a quelque loi et quelque raison qui puisse justifier, une telle sentence? On peut dire au juge: Quelle rage vous a porté à condamner à la mort un père et une mère? C'est qu'ils se sont enfuis, répond le juge. Eh, misérable! voulais-tu qu'ils restassent pour assouvir ton imbécile fureur? Qu'importe qu'ils paraissent devant toi chargés de fers pour te répondre, ou qu'ils lèvent les mains au ciel contre toi loin de ta face? Ne peux->

tu pas voir sans eux la vérité qui doit te frapper? Ne peux-tu pas voir que le père était à une lieue de sa fille au milieu de vingt personnes, quand cette malheureuse fille s'échappa des bras de sa mère? Peuxtu ignorer que toute la famille l'a cherchée pendant vingt jours et vingt nuits? Tu ne réponds à cela que ces mots, contumace, contumace. Quoi! parcequ'un homme est absent, il faut qu'on le condamne à être pendu, quand son innocence est évidente! C'est la jurisprudence d'un sot et d'un monstre. Et la vie, les biens, l'honneur des citoyens, dépendront de ce code d'Iroquois !

La famille Sirven traîna son malheur loin de sa patrie pendant plus de huit années. Enfin, la superstition sanguinaire qui déshonorait le Languedoc ayant été un peu adoucie, et les esprits étant devenus plus éclairés, ceux qui avaient consolé les Sirven pendant leur exil, leur conseillèrent de venir demander justice au parlement de Toulouse même, lorsque le sang des Calas ne fumait plus, et que plusieurs se repentaient de l'avoir répandu. Les Sirven furent justifiés. Erudimini, qui judicatis terram. »

Ps. II, v. 10.

CRITIQUE.

L'article Critique fait par M. de Marmontel dans l'Encyclopédie, est si bon, qu'il ne serait pas pardonnable d'en donner ici un nouveau, si on n'y traitait pas une matière toute différente sous le même titre. Nous entendons ici cette critique née de l'envie, aussi an

cienne que le genre humain. Il y a environ trois mille ans qu'Hésiode a dit : Le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron, le musicien au musicien.

I Je ne prétends point parler ici de cette critique de scoliaste, qui restitue mal un mot d'un ancien auteur qu'auparavant on entendait très bien. Je ne touche point à ces vrais critiques qui ont débrouillé ce qu'on peut de l'histoire et de la philosophie anciennes. J'ai en vue les critiques qui tiennent à la satire.

Un amateur des lettres lisait un jour le Tasse avec moi; il tomba sur cette stance:

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Treman le spaziose atre caverne;

« E l'aer cieco a quel rumor rimbomba:
Nè sì stridendo mai dalle superne

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Regioni del cielo il folgor piomba;

Nè sì scossa giammai trema la terra
Quando i vapori in sen gravida serra. »
Jérusalem délivrée, chant iv, st. 3.

Il lut ensuite au hasard plusieurs stances de cette force et de cette harmonie. Ah! c'est donc là, s'écriat-il, ce que votre Boileau appelle du clinquant? c'est donc ainsi qu'il veut rabaisser un grand homme qui vivait cent ans avant lui, pour mieux élever un autre grand homme qui vivait seize cents ans auparavant, et qui eût lui-même rendu justice au Tasse?

Consolez-vous, lui dis-je, prenons les opéra de Qui

1 C'était ici qu'en 1764 commençait l'article dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui précède fut ajouté en 1771 dans les Questions sur l'Encyclopédie, 4o partie; et immédiatement après ce premier alinéa on lisait : « Le «duc de Sulli, etc. » (Voyez page 250.) B.

nault. Nous trouvâmes à l'ouverture du livre de quoi nous mettre en colère contre la critique; l'admirable poëme d'Armide se présenta, nous trouvâmes ces

mots :

par

SIDONIE.

La haine est affreuse et barbare,

L'amour contraint les cœurs dont il s'empare

A souffrir des maux rigoureux.
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l'indifférence;
Elle assure un repos heureux.

ARMIDE.

Non, non, il ne m'est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible;
Mon cœur ne se peut plus calmer;
Renaud m'offense trop, il n'est que trop aimable;
C'est
pour moi désormais un choix indispensable

De le hair ou de l'aimer.

Armide, acte III, scène II.

Nous lûmes toute la pièce d'Armide, dans laquelle le génie du Tasse reçoit encore de nouveaux charmes les mains de Quinault. Eh bien! dis-je à mon ami, c'est pourtant ce Quinault que Boileau s'efforça toujours de faire regarder comme l'écrivain le plus méprisable; il persuada même à Louis XIV que cet écrivain gracieux, touchant, pathétique, élégant, n'avait d'autre mérite que celui qu'il empruntait du musicien Lulli. Je conçois cela très aisément, me répondit mon ami; Boileau n'était pas jaloux du musicien, il l'était du poëte. Quel fond devons-nous faire sur le jugement d'un homme qui, pour rimer à un vers qui finissait en aut, dénigrait tantôt Boursault, tantôt Hénault, tantôt. Quinault, selon qu'il était bien ou mal avec ces messieurs-là ?

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