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qu'un corps qui puisse souffler; donc esprit et corps pourraient bien au fond être la même chose. C'est dans ce sens que La Fontaine disait au célèbre duc de La Rochefoucauld:

J'entends les esprits corps et pétris de matière.

Fable 15 du liv. X.

C'est dans le même sens qu'il dit à madame de La Sablière :

Je subtiliserais un morceau de matière....
Quintessence d'atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor.
Fable 1 du liv. X.

Personne ne s'avisa de harceler le bon La Fontaine, et de lui faire un procès sur ces expressions. Si un pauvre philosophe et même un poëte en disait autant aujourd'hui, que de gens pour se faire de fète, que de folliculaires pour vendre douze sous leurs extraits, que de fripons, uniquement dans le dessein de faire du mal, crieraient au philosophe, au péripatéticien, au disciple de Gassendi, à l'écolier de Locke et des premiers Pères, au damné!

1 De même que nous ne savons ce que c'est qu'un esprit, nous ignorons ce que c'est qu'un corps: nous voyons quelques propriétés; mais quel est ce sujet en qui ces propriétés résident? Il n'y a que des corps, disaient Démocrite et Épicure; il n'y a point de corps, disaient les disciples de Zénon d'Élée.

L'évêque de Cloyne, Berkeley, est le dernier qui,

1 C'était ici qu'en 1764 commençait cet article dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui précède fut ajouté en 1771 dans la 4' partie des Questions sur l'Encyclopédie. B.

DICTIONN. PHILOS. III.

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par cent sophismes captieux, a prétendu prouver que les corps n'existent pas. Ils n'ont, dit-il, ni couleurs, ni odeurs, ni chaleur; ces modalités sont dans vos sensations, et non dans les objets. Il pouvait s'épargner la peine de prouver cette vérité; elle était assez connue. Mais de là il passe à l'étendue, à la solidité, qui sont des essences du corps, et il croit prouver qu'il n'y a pas d'étendue dans une pièce de drap vert, parceque ce drap n'est pas vert en effet; cette sensation du vert n'est qu'en vous; donc cette sensation de l'étendue n'est aussi qu'en vous. Et après avoir ainsi détruit l'étendue, il conclut que la solidité qui y est attachée tombe d'elle-même, et qu'ainsi il n'y a rien au monde que nos idées. De sorte que, selon ce docteur, dix mille hommes tués par dix mille coups de canon ne sont dans le fond que dix mille appréhensions de notre entendement; et quand un homme fait un enfant à sa femme, ce n'est qu'une idée qui se loge dans une autre idée dont il naîtra une troisième idée.

Il ne tenait qu'à M. l'évêque de Cloyne de ne point tomber dans l'excès de ce ridicule. Il croit montrer qu'il n'y a point d'étendue, parcequ'un corps lui a paru avec sa lunette quatre fois plus gros qu'il ne l'était à ses yeux, et quatre fois plus petit à l'aide d'un autre verre. De là il conclut qu'un corps ne pouvant avoir à-la-fois quatre pieds, seize pieds, et un seul pied d'étendue, cette étendue n'existe pas; donc il n'y a rien. Il n'avait qu'à prendre une mesure, et dire : De quelque étendue qu'un corps me paraisse, il est étendu de tant de ces mesures.

Il lui était bien aisé de voir qu'il n'en est pas de

l'étendue et de la solidité comme des sons, des couleurs, des saveurs, des odeurs, etc. Il est clair que ce sont en nous des sentiments excités par la configuration des parties; mais l'étendue n'est point un sentiment. Que ce bois allumé s'éteigne, je n'ai plus chaud; que cet air ne soit plus frappé, je n'entends plus; que cette rose se fane, je n'ai plus d'odorat pour elle : mais ce bois, cet air, cette rose, sont étendus sans moi. Le paradoxe de Berkeley ne vaut pas la peine d'être réfuté. C'est ainsi que les Zénon d'Élée, les Parménide, argumentaient autrefois ; et ces gens-là avaient beaucoup d'esprit ils vous prouvaient qu'une tortue doit aller aussi vite qu'Achille, qu'il n'y a point de mouvement; ils agitaient cent autres questions aussi utiles. La plupart des Grecs jouèrent des gobelets avec la philosophie, et transmirent leurs tréteaux à nos scolastiques. Bayle lui-même a été quelquefois de la bande; il a brodé des toiles d'araignées comme un autre ; il argumente, à l'article Zénon, contre l'étendue divisible de la matière et la contiguité des corps; il dit tout ce qu'il ne serait pas permis de dire à un géomètre de six mois.

:

Il est bon de savoir ce qui avait entraîné l'évêque Berkeley dans ce paradoxe. J'eus, il y a long-temps, quelques conversations avec lui; il me dit que l'origine de son opinion venait de ce qu'on ne peut concevoir ce que c'est que ce sujet qui reçoit l'étendue. Et en effet, il triomphe dans son livre, quand il demande à Hilas ce que c'est que ce sujet, ce substratum, cette substance. C'est le corps étendu, répond Hilas. Alors l'évêque, sous le nom de Philonoüs, se moque de lui;

et le pauvre Hilas voyant qu'il a dit que l'étendue est le sujet de l'étendue, et qu'il a dit une sottise, demeure tout confus, et avoue qu'il n'y comprend rien; qu'il n'y a point de corps, que le monde matériel n'existe pas, qu'il n'y a qu'un monde intellectuel.

Hilas devait dire seulement à Philonoüs: Nous ne savons rien sur le fond de ce sujet, de cette substance étendue, solide, divisible, mobile, figurée, etc.; je ne la connais pas plus que le sujet pensant, sentant et voulant; mais ce sujet n'en existe pas moins, puisqu'il a des propriétés essentielles dont il ne peut être dépouillé 1.

Nous sommes tous comme la plupart des dames de Paris, elles font grande chère sans savoir ce qui entre dans les ragoûts; de même nous jouissons des corps sans savoir ce qui qui les compose. De quoi est fait le corps? de parties, et ces parties se résolvent en d'autres parties. Que sont ces dernières parties? toujours des corps; vous divisez sans cesse, et vous n'avancez jamais.

Enfin, un subtil philosophe, remarquant qu'un tableau est fait d'ingrédients dont aucun n'est un tableau, et une maison de matériaux dont aucun n'est une maison, imagina que les corps sont bâtis d'une infinité de petits êtres qui ne sont pas corps; et cela s'appelle des monades. Ce système ne laisse pas d'a

1 Voyez sur cet objet l'article EXISTENCE dans l'Encyclopédie; c'est le seul ouvrage où la question de l'existence des objets extérieurs ait été bien éclaircie, et où l'on trouve les principes qui peuvent conduire à la résoudre. K. – L'article EXISTENCE dont il est question dans cette note est du chevalier de Jaucourt. B.

voir son bon, et s'il était révélé, je le croirais très possible; tous ces petits êtres seraient des points mathématiques, des espèces d'ames qui n'attendraient qu'un habit pour se mettre dedans : ce serait une métempsycose continuelle. Ce système en vaut bien un autre; je l'aime bien autant que la déclinaison des atomes, les formes substantielles, la grace versatile, et les vampires 1.

COURTISANS LETTRES".

COUTUMES 3.

Il y a, dit-on, cent quarante-quatre coutumes en France qui ont force de loi; ces lois sont presque toutes différentes. Un homme qui voyage dans ce pays change de loi presque autant de fois qu'il change de chevaux de poste. La plupart de ces coutumes ne commencèrent à être rédigées par écrit que du temps de Charles VII; la grande raison, c'est qu'auparavant très peu de gens savaient écrire. On écrivit donc une partie d'une partie de la coutume de Ponthieu; mais ce grand ouvrage ne fut achevé par les Picards que sous Charles VIII. Il n'y en eut que seize de rédigées du temps de Louis XII. Enfin, aujourd'hui la jurisprudence s'est tellement perfectionnée, qu'il n'y a guère de coutume qui n'ait plusieurs commentateurs; et tous, comme on croit

1 Dans l'édition de 1764 on lisait : « Et les vampires de dom Calmet. » B. 2 Cet article se composait de la xx des Lettres philosophiques (Sur les seigneurs qui cultivent les lettres).

3 Questions sur l'Encyclopédie, quatrième partie, 1771, B.

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