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mesure que varie la philosophie, qui change sans cesse. A la vérité, il y a un fond commun qui est resté le même dans l'idée qu'on s'est toujours faite de la philosophie; mais ce fond n'a cessé de recevoir des modifications, et il en a été nécessairement de même de son histoire, si bien que personne ne la conçoit plus aujourd'hui telle que tout le monde la cóncevait dans d'autres temps.

C'était d'abord l'histoire des philosophes, leur biographie, l'histoire de leurs opinions, de leurs ouvrages, de leurs enseignements, de leurs écoles et de leurs divisions. C'est ainsi que, chez les Grecs, Diogène Laërce a écrit son ouvrage. Ce n'est que dans les temps modernes qu'elle est devenue l'histoire des doctrines et des systèmes, qu'elle tient compte de la civilisation générale. De laborieux historiens y ont même admis des faits qui n'ont pas de rapports assez directs avec la spéculation philosophique; mais en revanche ils ont négligé la grande science qui toujours marche de pair avec la philosophie, qui tantôt sa mère, tantôt sa fille, reste encore sa sœur quand elle cesse d'être l'une ou l'autre, la théologie. L'histoire de la philosophie n'est vraie et possible que dans ses rapports avec la théologie. Les historiens de la philosophie font d'ordinaire une autre faute; ils s'attachent à exposer ce qu'ils devraient se borner à mentionner, les aberrations. La philosophie étant la science des principes et celle de leur principe suprême, l'histoire de la philosophie doit être celle des idées qui sont l'expression fidèle et vraie des principes, de ce qui est en soi immuable, éternel, la vérité; elle doit laisser de côté le reste. L'apparition, dans le temps, de ce qui est réellement et vraiment, de ce qui se manifeste sans cesse sous des formes essentiellement changeantes, tel est l'objet de l'histoire de la philosophie. Elle ne doit pas être l'exposition de ce qui est faux. L'histoire de la philosophie qui s'attache à toutes les théories vaines ou fausses est

sans doute plus riche que celle qui se borne au vrai et au pur; mais elle ne donne pas à l'intelligence plus d'idées vraies, et elle la charge de beaucoup d'idées fausses. Cela est à éviter autant que possible. On dit, ce serait tronquer que de ne donner que les vrais principes, les vrais progrès, les institutions pures. Oui, sans doute, si c'est tronquer que de choisir. Mais on ne fait pas autre chose que choisir dans l'éducation et dans l'instruction. La bonne histoire de la philosophie reproduit, non pas toutes les idées qui se sont fait jour, mais celles qui ont fait le jour, qui ont révélé le vrai, qui l'ont mis en lumière. Montrer tout, même le faux, c'est ressembler au guide insensé qui, pour montrer le bon chemin au voyageur, lui indiquerait toutes les fausses routes qu'il pourrait prendre, s'il voulait se perdre. Cela se faisait autrefois dans l'histoire de la philosophie comme dans l'histoire de la religion, qui n'était guère que celle des hérésies.

Aujourd'hui, mieux avisée, l'histoire de la philosophie n'expose comme son bien que les idées vraies, les intuitions qui ont créé la bonne philosophie; elle indique le reste comme objet d'érudition ou d'oisive curiosité, le laissant à qui le veut. En exposant le vrai, elle est bien obligée de le prendre dans son alliage avec le faux et de signaler ce dernier pour mieux le proscrire; mais jamais elle ne se complaît à le parer, à l'exposer sous son jour le plus favorable, à le montrer légitime par cela seul qu'il a été. L'histoire de la philosophie n'est pas celle des hérésies philosophiques, c'est celle des découvertes du vrai dans les travaux de la spéculation rationnelle. Entre l'histoire universelle et celle de la philosophie, il y a donc cette différence essentielle, que si la première reproduit tout ce qui s'est passé, la seconde n'enregistre avec amour que ce qui ne passe pas, ce qui reparaît toujours plus pur malet se révèle sans cesse plus immuable, plus éternel, gré la grossièreté ou l'imperfection des formes sans cesse

changeantes où il est engagé. C'est le devoir de l'histoire de suivre le vrai sous toutes les formes, et celui de la philosophie de recueillir le jour dans toutes les sciences.

L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC
LA RELIGION, LA MORALE ET LA POlitique.

L'histoire de la philosophie a quelquefois la prétention de ne prendre les idées que dans leur forme pure, à l'état de théorie, et de ne plus en vouloir dans leurs applications. Mais les idées, même pures, ne sont pas de simples abstractions; ce sont des réalités, des convictions, des espérances, de la force, de la lumière, de la vie; nos idées sont toujours accompagnées de ces modifications de notre être qu'on appelle des émotions, des sentiments, des passions, c'est-à-dire qu'elles sont engagées dans toutes les formes et dans toutes les choses possibles. Les idées ne restent pas un instant à l'état d'abstraction, elles s'appliquent immédiatement à la religion, à la morale, à la politique; ou elles sont toutes sorties d'elles, ou elles sont toutes engagées en elles. Ce qui en enfante le plus, ce n'est pas l'esprit en méditation et au repos, c'est l'esprit en action et au mouvement, et ce n'est pas l'esprit individuel, c'est l'esprit du siècle ayant conscience dans l'individu de ce qu'il y a dans le siècle. Le créateur, ce n'est pas l'individu: Platon n'est pas le fils de Socrate, il est celui de Socrate et du génie de son temps; Kant n'est pas le fils de Hume, il naquit de Hume et de l'esprit de son siècle, conçu par une nation idéaliste et spiritualiste, essentiellement érudite et critique. C'est la faute commune du scepticisme et des historiens frivoles, de traiter les idées comme

des abstractions qui ne tiennent à rien, et d'en faire des corps de notions, des théories sans âme et sans vie. Et grande est cette faute, car nulle doctrine n'a de valeur si ce n'est dans ses rapports avec la pratique contemporaine; sans cela elle est morte ou stérile. On croit que la véritable philosophie aime l'abstraction, n'étudie dans l'homme que l'abstraction homme, et dans Dieu que l'abstraction Dieu. Si la philosophie s'égarait à ce point, elle serait la science de l'idée de ce qui est, mais elle ignorerait ce qui est ; c'est-à-dire qu'elle serait la science de ce qui n'est pas, car c'est précisément l'abstraction Dicu, l'abstraction univers, l'abstraction homme, qui n'existe pas. Cela expliquerait la stérilité de la philosophie qui affecterait ce purisme. La vraie philosophie a des idées abstraites; mais loin d'être un ensemble d'idées abstraites et de demeurer une abstraction, elle est au contraire la vie intellectuelle et la vie morale des peuples, et si étroitement unie à la vie politique et religieuse qu'on ne devrait jamais en séparer l'histoire de celle de la religion et de la politique.

En effet, étant la culture générale et la civilisation en personne, elle a des rapports intimes avec la vie politique, les idées, les tendances, les puissances sociales de chaque époque. Là où elle fleurit, elle est comme la mère de toutes les lois et de toutes les institutions, car elle est la raison publique et le simple bon sens. Là même où elle ne gouverne pas, la pensée commune penche pour ses lumières. La philosophie est en apparence dédaignée à Rome au siècle de Cicéron, et c'est elle au fond qui gouverne tout le monde. D'ordinaire ce sont ses vieilles formes, sa scolastique seule qu'on repousse, et c'est au nom de celle qui se fait jour qu'on s'élève contre celle qui s'en va. Se conçoit-il une ère plus philosophique que la nôtre et plus déclamatoire contre la philosophie?

A toutes les époques, la spéculation religieuse, soit à

l'état de mythe, soit à l'état de dogme, touche à la pensée rationnelle ou raisonnée, la métaphysique. L'objet de la philosophie, c'est le principe des choses et le principe des principes. Or, c'est là précisément aussi l'objet de la religion qui recherche si bien le principe de tout que son véritable but est l'union avec le suprême. Aller du fini à l'infini et toujours faire régner l'infini dans le fini, telle est la grande affaire de la religion; or, c'est là précisément aussi celle de la spéculation philosophique : la religion a donc le même objet que la philosophie. Elle n'a pas la même méthode, puisqu'elle sort de la révélation et qu'elle saisit tout sous sa lumière, croyances et espérances, sentiments et intuitions, tandis que la philosophie n'émane que de la raison et n'opère que par la raison. Cela est vrai, mais la raison est la faculté des idées pures, nécessaires, absolues, divines; la raison elle-même n'est que Dieu se manifestant dans l'homme. De là vient la profonde et inaltérable affinité des deux ordres de spéculation, qui, pour vrai dire, ne sont que deux formes de la même science. Les formes diffèrent. Ce qui domine dans la religion, c'est la foi et la conscience de notre union avec Dieu, le sentiment de son amour et de ses bienfaits, de ses bénédictions et de sa grâce, de sa perpétuelle présence et de ses communications directes, du règne de sa volonté manifestée par ses envoyés célestes, ses prophètes et ses apôtres. Ce qui domine en philosophie, c'est la raison essentiellement dogmatique, rarement sceptique, toujours critique ; c'est le besoin de connaître, de faire sans cesse des découvertes nouvelles, d'examiner et de s'élever toujours, d'élargir indéfiniment l'horizon de l'intelligence et d'y créer théories sur théories. Autant la religion est humble de principe et fière de fait, autant la philosophie est fière de principe et humble de fait. L'une tient tout de Dieu et elle est humble par gratitude, mais fière au nom de sa foi; l'autre tient tout

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