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d'elle-même et d'elle seule; elle est fière au nom de ses créations, humble au nom de son ignorance. De là entre elles des différences qu'on exagère au point de faire croire à leur hostilité. Elles ont d'ailleurs des allures très distinctes; l'une veut croire le croyable et l'incroyable, le rationnel et le surnaturel; l'autre, n'admettre que ce qui est clair et compréhensible, prouvé et démontré, et quand l'une est heureuse de la foi et de l'espérance, l'autre veut la certitude et l'évidence, la nécessité ou la légitimité.

Toutefois, malgré la différence des points de vue et des procédés, comme l'objet suprême des deux est le même et que c'est la même vérité qui fait la vie de l'une et de l'autre, leurs rapports, à tous les âges, sont si intimes qu'à aucune époque on ne peut distinguer entièrement les idées de l'une de celles de l'autre, si aisément qu'on distingue leurs domaines en théorie.

En général, l'histoire de la philosophie touche à la littérature tout entière, en ce qu'elle présente le développement progressif de la pensée humaine cherchant la solution des plus grands problèmes, le principe et l'origine, la nature et la destinée des choses. Or, la pensée humaine prend des formes d'une variété aussi infinie que son contenu; mais en général on n'en distingue qu'un certain nombre qui suffisent pour le commerce de la vie intellectuelle, par exemple, la forme poétique et la forme spéculative, la forme abstraite et la forme concrète, la forme scientifique et la forme populaire, la forme philosophique et la forme religieuse. Il est rare que l'une ou l'autre de ces formes soit absolument simple; d'ordinaire elles ne sont que dominantes les unes ou les autres sans qu'aucune d'elles soit exclusive, et souvent chacune d'elles est d'autant plus puissante qu'elle est plus mélangée, c'est-à-dire plus aidée d'autres, témoins les écrits de Platon.

C'est la véritable nature de la philosophie et son ambition légitime d'être indépendante de la théologie, comme c'est le caractère essentiel de la théologie d'être indépendante de la philosophie; mais sitôt que la pensée philosophique s'élève, elle devient religieuse, et sitôt que la pensée religieuse s'élève, elle devient philosophique. Ces rapports intimes n'empêchent pas l'indépendance de l'une et de l'autre, et l'indépendance n'empêche pas les rapports. Ceux qui existent entre ces deux sciences sont aussi anciens qu'intimes; ils commencent avec la pensée elle-même, qui est, par son origine et primitivement, philosophique et religieuse, rattachée à un principe supérieur à l'humanité et s'exerçant au nom d'une raison libre.

Ces rapports varient sans cesse et sont autres à chaque époque, dans le sein de chacune des diverses fractions du genre humain. Ils passent de l'intimité à la simple amitié, de l'amitié et de la bonne harmonie à l'extrême froideur et à l'hostilité, et réciproquement; mais ils ne cessent jamais, et c'est peut-être l'hostilité qui est l'état le plus fécond pour les deux études. Dans tous les temps ces rapports ont pour raison d'être leur profonde utilité, et ils sont, depuis l'ère chrétienne, vifs à ce point, soit dans l'intimité soit dans l'hostilité, qu'on ne saurait plus en faire abstraction sous peine de rendre inintelligible, soit l'histoire de la philosophie séparée de celle de la théologie, soit celle de la théologie séparée de celle de la philosophie.

Tel est le motif qui nous porte à faire l'histoire de la philosophie dans ses rapports avec la théologie. Toutefois, l'objet de ce volume n'est pas de faire l'histoire de la théologie chrétienne en même temps que celle de la philosophie c'est l'histoire de la philosophie qui nous occupe, et si nous la suivons dans son intimité avec la théologie, c'est uniquement en tant que celle-ci la fé

conde, la provoque, l'enrichit et l'explique. Tout ce qui est en dehors de ces rapports nous demeure étranger. Nous ne voulons pas immoler la philosophie à la théologie; nous voulons fortifier l'une par l'autre dans un moment où toutes deux feront peut-être bien d'entrer dans une ère nouvelle. En effet, la philosophie, partout où elle domine, a besoin de se faire plus religieuse encore, et la théologie, à son tour, a besoin de se faire encore plus philosophique partout où elle règne. Il est certain que c'est leur état de séparation qui, dans les derniers temps, a le plus affaibli l'une et l'autre et donné lieu aux reproches les plus fondés qu'elles s'adressent. Cette situation, grave en soi pour l'une et l'autre, l'est bien davantage quand elle agite les institutions et menace le génie moral des peuples dans ses plus libres et plus légitimes développements. Le rapprochement, la fusion elle-même est alors une œuvre d'autant plus facile à tenter qu'elle est davantage dans la nature éternelle des choses, quelle que soit la querelle du jour.

La tentative d'un récit de leur développement commun, si elle est nouvelle, n'est pas étrange. Dans les premiers siècles, ce n'était pas le cas de l'entreprendre. Le moyen âge n'avait ni les matériaux ni l'intérêt nécessaires pour faire l'histoire intime des deux sciences; les textes de l'antiquité lui manquaient, et il suffisait à l'esprit du temps d'avoir une philosophie octroyée par la théologie. Plus tard, quand la rupture entre les deux a été d'abord demandée, puis consommée sous les noms de liberté de pensée, d'émancipation de la raison, d'affranchissement de l'esprit humain, on a eu beaucoup d'ouvrages sur l'histoire de la philosophie, et d'autres sur celle de la théologie, deux sciences très distinctes désormais et souvent opposées l'une à l'autre ; mais on n'a rien eu de spécial sur leurs rapports les plus intimes et les plus féconds dans les ouvrages de Brucker, Buble,

De Gérando et Tennemann. Les philosophes ont vu, avec une joie trompeuse, leur étude de prédilection détachée de la théologie; dans des volumes parallèles, et avec une erreur semblable, les théologiens ont vu la leur détachée de la philosophie. C'était là ce qu'on avait voulu, et c'était le plus facile. Mais il en est résulté des œuvres très imparfaites, surtout pour les époques où la philosophie a constitué la théologie, par exemple, l'époque dite Alexandrine, ou celle de saint Clément et d'Origène; l'époque où la théologie a constitué la philosophie, ou celle de la scolastique, et enfin l'époque où la théologie a subi l'empire de la philosophie, ou celle de Descartes à Kant. Aussi le sentiment d'une ère nouvelle à inaugurer semble-t-il percer dans quelques-uns des meilleurs ouvrages du jour. J'en citerai, outre celui de M. Erdmann, philosophe, théologien et écrivain populaire, mais qui ne traite dans ses derniers volumes que de la philosophie en Allemagne [Geschichte der neueren Philosophie, 4 vol.], celui de M. Ritter, qui a joint à son histoire de la philosophie ancienne une histoire de la philosophie chrétienne, qu'il termine avec Rousseau, c'est-à-dire au moment où le débat entre le christianisme et la philosophie est le plus vif et reprensenté par l'écrivain le plus sérieux. Un ouvrage sur l'histoire de la philosophie du moyen âge, publié parmi nous [Etudes sur la philosophie dans le moyen âge, par Rousselot, 3 vol.], et un autre fourni par l'Allemagne [Gladisch, die Religion und Philosophie in ihrer weltgesch. Entwicklung und Stellung zu einander], abordent le sujet avec un esprit de conciliation très remarquable. Cependant, leur point de vue n'est pas tout à fait le nôtre. La religion n'est pas la théologie; la foi n'est pas la science; c'est de celle-ci, de la religion prise sous la forme de théologie spéculative, que nous nous occupons, de la religion engagée dans la philosophie, et en tant que la philosophie est

engagée dans ses débats à elle. Or, c'est là son état ordinaire au point qu'il n'y a pas de philosophie qui ne soit, ou sortie d'une théologie, ou bien opposée à une théologie, ou enfin unie à une théologie. Ainsi, faire l'histoire de la philosophie séparée de la théologie, c'est faire l'histoire d'un être de raison, d'une chose qui n'existe pas et n'a jamais existé. Aussi n'est-ce qu'un moment qu'on est surpris de voir plusieurs professeurs de philosophie comprendre l'intimité des deux sciences en ce sens, qu'ils veulent exposer la métaphysique dans ses rapports avec l'histoire des dogmes [V. les derniers programmes de l'Université de Berlin].

Et, en effet, rien n'est plus propre à faire sentir la légitimité de cette alliance qu'un coup d'œil sur les rapports qui ont toujours eu lieu entre la philosophie et la religion, avant comme depuis l'apparition du christianisme.

RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE AVEC LA RELIGION
AVANT LE CHRISTIANISME.

On doit distinguer, dans l'ère ancienne, deux grandes périodes, dont la première s'étend de l'origine de la spéculation jusqu'à Thalès, et présente, dans toute sa puissance, l'union de la religion et de la philosophie, et dont la seconde, postérieure au fameux chef de l'école ionienne, en offre la séparation.

La première, autrefois rejetée de l'histoire de la phi.osophie, en est la plus longue et peut-être la plus glorieuse de toutes. Pleine de vie et de jeunesse, elle en est la plus créatrice. Sans expérience, elle a d'autant plus de hardiesse et d'audace. Tout y est spontanéité, intuition ou théorie dans le sens du mot grec. Tout ce qui

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