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s'adjoindre celle-ci : «

Qu'est-ce que la science de la

guerre? »

On sait à quel point la manière dont un problème est posé influe sur la facilité qu'on trouve à le résoudre. Ce fut ici le cas. J'ai aujourd'hui la conviction que je ne serais pas plus arrivé à un résultat en mathématique qu'à une conception fondée de la science de la guerre, si, rassemblant ces deux questions et considérant en elles leur élément commun, je n'étais arrivé à conclure que c'était une entreprise sans issue que de chercher à définir la science par l'examen d'une seule de ses manifestations. En d'autres termes, aux deux questions posées plus haut, je substituai celle-ci, unique : « Qu'est-ce que la science?» Puis, considérant que les mathématiques et la science de la guerre occupaient, par leurs fondements, par leur mode de progression et par l'application de leurs résultats, les pôles opposés de l'entité scientifique, je me promis de conduire mes recherches en appliquant leurs résultats aux mathématiques d'abord, ensuite à la science de la guerre (que mes fonctions professorales m'obligeaient à envisager dans son entier), enfin, à la physique et à la chimie dont je suivais les progrès. D'ailleurs, comme je n'ignorais pas que la guerre n'est pas seulement science, mais qu'elle est aussi art, je jugeai nécessaire d'élargir mes idées sur ce dernier objet, et je fis choix, dans ce but, de l'art qui me semblait se mouvoir davantage dans le domaine de la conception pure. Je m'initiai donc à l'esthétique musicale, par la raison que la musique, ne comptant point parmi les arts d'imitation, n'est pas forcée, comme ces derniers, de se refondre sans cesse dans le moule de la nature. A ces éléments de recherche, je joignis la détermination, justifiée

par les motifs que j'ai déduits plus haut, de n'admettre a priori aucune autorité, si haut placée qu'elle fût, estimant que l'opinion du plus grand mathématicien ou du plus grand guerrier ne vaut pas contre un fait, si minime qu'il puisse être, et jugeant qu'une erreur, eût-elle vingt siècles d'existence, n'en reste pas moins le contraire de la vérité.

L'hypothèse de l'unité scientifique, que je posai comme base de mes recherches, était hardie; car elle revenait à admettre qu'il n'existe pas de différence fondamentale entre la géométrie, science dont les vérités établies sont universellement admises, et l'économie politique dont le principe fondamental est l'objet d'un désaccord qui s'accentue aujourd'hui plus que jamais. Mais combien cette hypothèse était féconde! Chaque fois que mes recherches dans une branche quelconque des sciences que j'embrassai spécialement, me conduisaient à un résultat, je le transportai tout aussitôt dans les autres, et s'il ne me donnait pas à l'instant la solution des problèmes que je m'y étais indiqués, je le rejetai avec ce détachement de ses conceptions personnelles sans lequel la recherche ne peut aboutir qu'à la glorification d'un système. Bien que je fusse ainsi forcé d'abandonner successivement de nombreuses théories qui m'avaient souri lors de leur éclosion dans ma pensée, je n'en croyais pas moins marcher vers le but que je m'étais proposé d'atteindre. En effet, à mesure que j'avançais, je voyais ces théories devenir à la fois plus simples et plus fécondes; de telle sorte que je pouvais prévoir que l'absolue fécondité c'est-à-dire la vérité serait dans l'absolue simplicité. Et cette observation, en même temps qu'elle jalonnait la voie de mes recherches, était trop en accord avec la tournure particulière de mon

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esprit, ennemi convaincu de l'abstrait et de l'incompréhensible, pour que je n'y accordasse pas une haute valeur.

L'histoire de ces recherches, l'exposé des systèmes auxquels je m'arrêtai successivement, ne seraient pas sans intérêt pour ceux qui ont cherché, comme moi, au delà de ce qu'ils ont appris dans leur jeunesse. Mais ni les bornes ni le but de cet ouvrage ne me permettent de l'aborder. Je veux cependant dire quelques mots d'une conception à laquelle j'attachai quelque prix dans la sphère scientifique où je l'avais conçue, et qui précéda immédiatement la découverte de la loi scientifique universelle dont l'exposé et les résultats font l'objet de ce livre. Cette conception, conçue dans la sphère des principes fondamentaux de la science de l'espace, peut être résumée ainsi qu'il suit : partant de cette observation que les idées les plus simples en apparence sont, au contraire, d'une immense complication; que, d'un autre côté, l'idée qu'on a d'un même objet est différente pour chacun, j'imaginai que, si les mathématiques étaient unanimement admises et regardées comme l'absolue vérité, c'est qu'elles reposaient sur des idées absolument simples, telles, par conséquent, que tous les hommes pussent les concevoir d'une manière identique. Ces idées, je les appelai des idées irréductibles. Le temps, l'espace, le mouvement, le point géométrique ou lieu unique de l'espace, étaient rangés dans cette catégorie. Mais, sans m'arrêter à l'impossibilité évidente de tirer de cette conception une base quelconque pour la science de la guerre, je me bornerai à montrer que son application à la détermination de la ligne droite me conduisait à une impossibilité. L'idée de la ligne droite, en effet, n'est pas irréductible, attendu que cette ligne jouit de trois propriétés essentielles, dont chacune peut être

l'objectif d'une idée réelle distincte, et telle que, l'une d'elles étant donnée, les deux autres n'en sont pas la conséquence nécessaire, ou, si elles le sont, il n'existe actuellement aucun moyen de le démontrer.

Telle est la dernière étape que j'ai franchie avant d'arriver à la loi scientifique universelle dont les déterminations si simples, et cependant si précises, que j'ai données ci-dessus de l'objectif, du subjectif, de la connaissance, de la science et de la philosophie scientifique, sont des conséquences directes. Mais, avant d'exposer cette loi, il me reste à remplir une tâche. Cette tâche, je ne puis l'aborder sans faire appel à toute l'indépendance d'esprit de mes lecteurs, car elle consiste à prouver que cette science moderne, que nous contemplons avec tant d'orgueil, est, en certaines parties, encore dans l'enfance; qu'en d'autres parties, où elle brille par ses résultats, elle repose sur un tissu d'évidentes erreurs et de grossières absurdités; enfin, que cette certitude intellectuelle, qui semble être un besoin inné de notre être, ne se trouve à aucun titre dans les sciences qui paraissent, à première vue, l'offrir dans sa plénitude, en sorte que l'esprit humain, dès qu'il veut pénétrer dans la science plus loin que l'enseignement classique et terre à terre, ne rencontre plus aucune base certaine pour asseoir ses conceptions. Et je dois le prouver, car si la science avait atteint son point de perfection (je parle en profondeur, non en étendue), à quoi pourrait servir la philosophie scientifique? Ce flambeau de l'esprit humain, à quoi servirait-il de l'allumer si le jour brillait dans l'univers scientifique? Etablir, au contraire, qu'en dehors de quelques cas particuliers, la science de nos jours est plongée dans une obscurité profonde,

où les découvertes ne se font qu'à tâtons et comme par un jeu du hasard, c'est prouver non-seulement la nécessité de la philosophie scientifique, mais encore établir que celle-ci, éclairant le champ des investigations humaines de sa clarté pénétrante, promet des découvertes qui laisseront loin en arrière d'elles, celles même qui sont la gloire de notre siècle.

LA SCIENCE AU XIX SIÈCLE

C'est le propre de chaque siècle de n'avoir point conscience des erreurs communes (1).

En abordant la dernière partie de cette introduction, où je compte soumettre la science moderne à la critique de la froide raison, je ne me dissimule pas à quel point une pareille tâche est ingrate. L'histoire des siècles passés prouve, par des milliers d'exemples, que chacune des victoires de la science n'a été remportée qu'au prix du sang de ses soldats. Mais si, autrefois, on brûlait vifs ceux qui osaient s'élever contre les erreurs de leur siècle; si, plus tard, on se contenta de les emprisonner, aujourd'hui, du moins, on se montre plus humain. En est-on pour cela plus tolérant? Ce serait une question à examiner. Sans doute, les conquêtes

(1) J.-C. Houzeau, L'étude de la nature, etc.; p. 13.

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