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car l'homme trouve l'idée en lui, tandis qu'il faut qu'il sorte de lui-même pour observer la chose. De là cette propension au subjectivisme qui semble être le fond même de la nature humaine. Pour n'en citer qu'un exemple, est-il une peuplade, si sauvage qu'elle soit, qui ne possède un code de superstitions grossières, alors que les rudiments des sciences les plus élémentaires lui sont complétement inconnus? Il était donc dans l'ordre des choses que la manifestation transcendante de la philosophie en précédât la manifestation scientifique, d'autant plus qu'une création purement subjective (1), telles que le sont les systèmes de métaphysique, de morale,

(1) Quoique les termes subjectif et objectif soient aujourd'hui passés du terrain purement philosophique sur le terrain commun, leur signification est loin d'être arrêtée. D'après Littré (É. Littré, Dictionnaire de la langue française; Paris, 1863-1877, aux mots subjectif et objectif), subjectif « se dit, par » opposition à objectif, de ce qui se passe dans l'intérieur de l'esprit, »> tandis qu'objectif « est aujourd'hui opposé à subjectif, et se dit de toute idée qui » vient des objets extérieurs à l'esprit. » Ces définitions, issues de la philosophie de Kant (É. Littré, Dictionnaire etc., au mot objectif), se ressentent du système de ce philosophe et sont loin de répondre à une classification méthodique. D'après elles, en effet, « nous ne pouvons pas concevoir un » objectif et un subjectif qui soient contradictoires, » (J.-C. Houzeau, L'étude de la nature, ses charmes et ses dangers; Bruxelles, 1876; p. 119) et, dès lors, il devient impossible de les distinguer l'un de l'autre, puisque nous n'en percevons que l'identité. Pour d'autres, le subjectif, c'est l'idée, l'objectif, le fait; mais alors ces mots devraient être supprimés, puisqu'ils ont déjà leur équivalent dans la langue.

J'ai été conduit à une définition plus simple et plus précise de ces deux termes. Cette définition, que je développerai plus tard, consiste à identifier le subjectif avec le moi pensant, et à appeler objectif tout ce qui est en dehors ce moi. Ces acceptions tout au moins en ce qui concerne le mot objectif

sont

en complète analogie avec la technologie stratégique. On pourra constater, par la suite, à quel point cette définition contribue à préciser les idées sur les sujets les plus importants de la philosophie scientifique.

d'esthétique, etc., n'exige qu'un effort de pensée profonde, tandis qu'une philosophie scientifique ne peut être établie que sur les données d'une science générale déjà parvenue à

maturité.

Quoi qu'il en soit, la philosophie transcendante, après un brillant début dans l'antiquité, subit un temps d'arrêt pendant la période du moyen âge. La renaissance la vit se relever, empreinte d'un esprit peut-être plus large encore, et les modernes ne sont pas restés au-dessous de leurs devanciers Descartes, Spinosa, Leibnitz, Kant, Hegel sont et demeureront éternellement les rois de la pensée.

S'il eût suffi de posséder des connaissances variées et étendues pour poser les bases de la philosophie scientifique, c'est à Aristote que serait revenu l'honneur d'ouvrir la véritable voie aux recherches de l'esprit humain. Mais je ne crois devoir être contredit par personne en avançant que l'œuvre du Maître doit être rangée parmi les conceptions dialectiques. Ce ne sont pas les anciens qui ont établi les vrais fondements de la recherche scientifique : l'immense développement pris par la science dans le cours des trois derniers siècles est bien une conquête de l'esprit moderne. C'est à Bacon que revient la gloire d'avoir montré le chemin à cette science dont nous sommes à bon droit si fiers et dont le prodigieux essor nous frappe à la fois d'étonnement et d'admiration. « L'homme, disait-il (1), ne sait et ne peut qu'autant qu'il découvre l'ordre de la nature par des faits et par des

>>

(1) Cit. extr. d'un excellent résumé de l'Instauratio magna de Bacon, dans Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie. 3o part., Logique; 2o éd., Paris, 1818; P. 489 et suiv.

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» déductions. On saute. trop vite des faits particuliers aux » principes les plus généraux; de cette manière, on n'a que > des notions anticipées de la nature. — Pour arriver à une › vraie connaissance de la nature, il faut faire abnégation de » ces notions et commencer tout de nouveau à examiner les » choses en elles-mêmes (1). » Par cette déclaration de principe, exposée dans son Novum organum, Bacon créait la conception scientifique de la philosophie; et quels que soient les progrès que cette conception est appelée à faire dans la suite des temps, les aphorismes que je viens de citer demeureront debout dans leur vérité et dans leur grandeur : l'Instauratio magna est un monument impérissable.

Il faut reconnaître, toutefois, qu'à son début la philosophie scientifique n'avait pas su se dégager entièrement du vieil esprit dialectique. L'influence d'Aristote sur l'œuvre du grand philosophe anglais perce en plus d'un endroit. Il était réservé à Descartes de briser l'entrave dialectique, sinon d'une manière absolue, du moins aussi complétement que le génie humain y soit parvenu jusqu'ici. Peu de temps après Bacon, et sans avoir eu connaissance de l'Instauratio magna (2), Descartes, rompant définitivement avec l'autorité de l'École, écrivait dans son immortel Discours de la méthode : « Au > lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de › ne manquer pas une seule fois à les observer.

» Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour

(1) Destutt de Tracy, Éléments etc.; p. 502.

(2) Ibid.; p. 95.

» vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c'est-à» dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, » et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que

ce qui se présenterait si clairement et si distinctement » à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre » en doute.

» Le second, de diviser chacune des difficultés que j'exa» minerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il » serait requis pour les mieux résoudre.

» Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en » commençant par les objets les plus simples et les plus aisés » à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant » même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point » naturellement les uns les autres.

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» Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne >> rien omettre (1). »

>>

J'ai tenu à reproduire textuellement ces principes, car leur comparaison avec ceux de Bacon jette une lumineuse clarté sur la voie dans laquelle la philosophie scientifique allait s'engager à la suite du grand philosophe français. Tandis que Bacon proclamait que c'est dans l'étude de la nature que résident les vrais fondements de la science, Descartes cherchait cette base en lui-même. Le premier objectivait la science; le second, au contraire, la subjectivait. La philosophie scientifique de Bacon était encore entachée de dialectique;

(1) Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, dans Euvres de Descartes; Paris, 1872; p. 12 et suiv.

Descartes ne lui enlevait cet élément que pour y substituer l'élément transcendant, conséquence forcée du subjectivisme cartésien (1). Descartes, en un mot, ne dégageait la philosophie scientifique de l'ornière que pour lui donner des ailes au moyen desquelles elle allait se perdre dans les nuages. Ne retrouve-t-on pas ici encore la loi du développement de l'esprit humain? La manifestation scientifique, noyée d'abord dans la manifestation dialectique, ne pourra atteindre à son complet dégagement qu'après un mélange préalable avec la conception transcendante.

Pendant plus de deux siècles, cette confusion entre la philosophie scientifique et la philosophie transcendante subsista au détriment de l'une et de l'autre. L'idéologie du XVIe siècle et le matérialisme du XIXe sont les derniers et vains essais tentés pour fusionner ces deux conceptions supérieures du génie humain, qui se repoussent quand on essaye de les confondre, mais qui vivraient volontiers côte à côte en bonne intelligence si on laissait à chacune sa personnalité si distincte et si tranchée.

Il était réservé à notre siècle de faire disparaître une confusion également nuisible aux deux manifestations définitives de l'idée philosophique, - à l'une dont elle contrariait l'essor vers l'idéal, à l'autre qu'elle discréditait aux yeux des savants par un mélange inopportun de ce que, scientifiquement parlant, on est en droit d'appeler des rêveries. Tandis qu'en Allemagne, la philosophie de l'idée trouvait son point

(1) Ce subjectivisme dont le germe, contenu dans la fameuse affirmation « je pense, donc je suis, » devait se développer plus tard et conduire à de si curieuses conséquences.

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