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RECHERCHES PHILOSOPHIQUES

La philosophie est demeurée assez longtemps un nuage: le moment est arrivé pour elle de se résoudre en une pluie bienfaisante qui vienne féconder le terrain de la science.

Les déterminations que je viens de donner de la connaissance, de la science et de la philosophie scientifique, suffisent à prouver la possibilité de cette séparation absolue entre la philosophie scientifique et la philosophie transcendante dont j'ai établi la nécessité au début de cette introduction. En effet, ces déterminations, uniquement basées sur la réalité du monde extérieur, sur l'existence de l'idée chez l'homme, et sur la constatation d'une relation établie entre ces deux termes, reposent exclusivement sur des principes que les jeux d'esprit ou de mots de certaines métaphysiques peuvent nier, mais que tout homme en pleine possession de ses facultés intellectuelles admet sans aucune contestation. Cependant la philosophie scientifique, même dégagée de la logomachie dialectique et des nuages métaphysiques qui en voilaient la pure et sereine clarté, n'en demeure pas moins un sujet aussi vaste qu'important; car elle comprend : en premier lieu, la détermination de l'objectif de la science; en second lieu, l'étude des moyens de connaître; en troisième lieu, enfin, une synthétisation subjective embrassant la totalité des sciences particulières. Telles sont les questions dont la

solution incombe à la philosophie scientifique, et ce seul énoncé montre l'immensité de la tâche.

Mais ce n'est pas cette tâche que j'ai entrepris d'aborder. Elle ne peut être l'œuvre ni d'un homme, ni d'une époque : elle est celle du temps et de l'humanité. La conception philosophique dont je veux essayer de donner un aperçu est circonscrite à une limitation que je vais préciser.

Il résulte de la détermination même que j'ai donnée de la philosophie scientifique que, s'il existe une philosophie scientifique totale, correspondant à la science totale, il doit aussi exister des philosophies scientifiques spéciales, correspondant soit aux diverses sciences particulières, soit à ces groupes de sciences dont le classement, bien qu'un peu arbitraire, n'en est pas moins universellement reconnu pour fécond et utile. Ainsi, la chimie étant supposée faire partie du groupe des sciences naturelles, sa philosophie spéciale ne peut être autre chose qu'une spécialisation de la philosophie du groupe naturel, dans laquelle elle trouvera sa base, sauf à se développer ensuite suivant ses propres lois. La philosophic des mathématiques, au contraire, est une philosophie de groupe, dont celle de la géométrie, par exemple, n'est qu'une ramification (1). Mais, de même qu'il existe des philosophies de groupes, qui ne sont autre chose que des synthèses subjectives de philosophies spéciales, de même il doit exister une dernière et centrale expression philosophique, qui soit aux groupes ce que les groupes sont aux sciences particulières.

(1) C'est probablement pour ne pas avoir saisi cette vérité, si évidente cependant, que les nombreuses tentatives faites pour donner un fondement raisonnable à la géométrie, ont échoué jusqu'aujourd'hui.

Cette expression dernière, je la désignerai sous le nom de philosophie centrale, voulant dire par là qu'elle offre la synthèse définitive de la philosophie scientifique; ce qui est évident, puisqu'elle synthétise les groupes, eux-mêmes synthèses des sciences particulières (1).

J'éclaircirai ce point par une image qui rend ma pensée avec une étonnante précision. Comparant la philosophie scientifique totale à un arbre majestueux, je dirai que la philosophie centrale, dont je viens de parler, en constitue le tronc, que les philosophies des groupes en forment les maîtresses-branches, et les philosophies particulières les rameaux. La philosophie de la chimie est un rameau, celle des mathématiques, une maîtresse - branche. Cette comparaison étant saisie, je dirai que mon but n'est de décrire ni les rameaux, ni les branches, mais bien d'aborder l'étude du tronc lui-même. Je n'entreprends nullement de faire soit une philosophie des mathématiques, soit une philosophie de la chimie : limite ma tâche à la philosophie centrale. Par conséquent, cette tâche cesse au point même où les philosophies spéciales commencent, de même que le tronc cesse où commencent les branches.

(1) Je représente cette classification par le schéma suivant :

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Toutefois, quels que soient la nécessité et le bien fondé de cette limitation, je me réserve d'en franchir les bornes où et quand je le jugerai utile, et cela pour un motif péremptoire. A quoi reconnaît-on qu'un arbre vit, si ce n'est aux fruits qui mûrissent, chaque automne, aux extrémités des rameaux? Ces fruits sont la preuve que la sève, envoyée par un tronc sain et vigoureux, pénètre dans les branches et vivifie l'arbre tout entier. Il en est exactement de même pour une conception philosophique : quel est le criterium de sa valeur, si ce n'est les résultats qu'elle est capable de produire? Et qu'on ne l'oublie pas une philosophie inféconde est moins qu'un arbre mort; car si ce dernier peut encore servir à l'homme, la première n'est qu'une nouvelle inutilité ajoutée à tant d'autres sur lesquelles on épuise notre jeunesse, au lieu de l'employer à apprendre ces choses pratiquement ou intellectuellement utiles, qu'on ne parvient plus à acquérir dans l'âge mûr qu'au prix du travail le plus opiniâtre et des plus insurmontables difficultés.

Or, bien des fois la tentative a été faite, non peut-être de créer une philosophie scientifique centrale telle que je la conçois, mais au moins de donner une classification méthodique de l'ensemble des connaissances humaines. En est-il résulté quelque progrès pour la science? pas plus, à ma connaissance, que des nombreux systèmes de classement de nos facultés intellectuelles. Je ne veux pas qu'on puisse m'adresser le même reproche. Je démontrerai donc plus d'une fois, souvent même, que la philosophie scientifique, telle que je l'entends, est un arbre plein de vie, et je prouverai l'existence de la sève contenue dans le tronc, en allant aux extrémités des branches cueillir de précieux fruits.

A cette condition, on me pardonnera, je l'espère, les incursions nombreuses que je ferai, sortant du sujet général, dans les sciences les plus opposées. Ces incursions, dans lesquelles j'offrirai des solutions nouvelles ou élargies d'importants problèmes scientifiques, ne seront pas le résultat d'un choix fait pour les besoins de ma cause. Bien au contraire; car c'est la poursuite même de ces solutions qui m'a conduit, de recherches en recherches, au point où je suis arrivé. Les problèmes divers que les nécessités changeantes de ma position m'imposaient le devoir de résoudre, se sont peu à peu fondus en un problème général, et je n'ai cru avoir atteint le but que le jour où la lumière faite dans ce dernier a instantanément éclairé tous les autres.

Telle est, en peu de mots, l'histoire des recherches qui ont abouti à la conception philosophique dont je veux, dans ce livre, retracer les contours essentiels. Mais ce sujet demande à être développé, car il importe que l'on sache quelles et combien nombreuses sont les sciences particulières qui m'ont permis de m'élever jusqu'à la conception d'une philosophie scientifique centrale, quels sont aussi les problèmes dont la recherche m'a conduit à celle du grand problème qui les renferme tous. Il importe, enfin, qu'on connaisse avec précision la voie que j'ai suivie si, en effet, je suis arrivé au but, c'est que j'ai marché dans la bonne direction, et je veux la jalonner, afin que d'autres puissent la suivre après moi et recueillir, à leur tour, des résultats utiles; si, au contraire, j'ai erré en quelques endroits, la connaissance du chemin que j'ai parcouru, permettant de préciser le point où j'ai dévié, épargnera aux autres les erreurs que j'aurai pu commettre. Tels sont les

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