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dit de Chambray au début de la préface de sa Philosophie de la guerre (1), « ayant plusieurs acceptions, je crois devoir » faire connaître celle que je lui ai donnée dans le titre de cet > ouvrage.

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» On trouve quatre degrés dans ce qui concerne l'exercice de l'intelligence humaine, 1° métier, 2° art, 3° science, 4° philosophie. Le métier est une routine ou une capacité apprise par la pratique, sans connaissance des principes et » des règles; l'art est soumis à des règles ou à des principes; » la science est un système de connaissances sur un objet utile; la philosophie est le fond, le positif, l'essence ou même » les généralités d'une science. »

Je fais toutes mes réserves au sujet de l'échelle que de Chambray veut établir en ce qui concerne l'exercice de l'intelligence humaine. Si, en effet, j'admets sa définition du métier, je ne puis concéder que la science soit supérieure à l'art, pas plus que je ne considère l'art comme supérieur à la science: l'art et la science sont deux entités absolument distinctes (2) dans leur essence comme dans leurs manifestations. Loin qu'on puisse définir l'art : « la soumission à des règles ou à » des principes, » c'est, au contraire, son caractère supérieur de s'en affranchir. Si même on voulait pousser la rigueur jusqu'au bout, on pourrait ajouter qu'une science peut fort bien avoir un objet dépourvu d'utilité. Mais hâtons-nous d'arriver à la définition de la philosophie. Qu'est-ce que le

(1) De Chambray, Philosophie de la guerre, 2o éd.; Paris, 1829; p. v. (2) Ce sujet sera approfondi plus loin, lorsque j'établirai la distinction entre les parties qui relèvent de l'art et de la science dans l'art de la guerre, et plus généralement, lorsque je fixerai le caractère qui distingue le groupe naturel du groupe social.

fond d'une science, qu'est-ce qui en constitue l'essence? Si la philosophie d'une science en est le positif, qu'est-ce que cette science elle-même? Bien que de Chambray déclare appuyer cette définition sur l'autorité de Linnée, de Voltaire, de Fourcroy et de Geoffroy Saint-Hilaire (1), il semble que ce soient là des mots bien creux appliqués à des idées bien vagues. Il ajoute que la philosophie embrasse « même les généralités d'une science. » Ici perce l'idée de synthèse émise également par Dumas. En somme, je ne pense pas que la tentative de Chambray de déterminer ou même de définir la philosophie scientifique en général, ait pleinement réussi.

Au moins trouve-t-on dans son ouvrage des indications propres à déterminer suffisamment ce qu'est la philosophie de la science de la guerre? Non; car, après avoir émis l'idée d'une synthèse, son œuvre ne comprend pas un mot de tactique, tandis que la stratégie y est seulement représentée par un chapitre sur les places fortes. En revanche, il y est beaucoup parlé d'organisation militaire, et surtout de l'influence des causes morales sur la qualité des troupes et sur leur direction. On y trouve aussi un chapitre traitant « des institutions militaires dans leurs rapports avec les » institutions civiles (2). » Mais l'influence des causes morales ne peut être classée dans la philosophie scientifique; car son étude appartient évidemment à la philosophie de l'idée, autrement dite transcendante. Sans doute, les excellentes et très diverses choses contenues dans l'ouvrage de Chambray sont

(1) De Chambray, Philosophie etc.; p. vj.

(2) De Chambray, Les deux derniers chapitres de ma philosophie de la guerre; Paris, 1835; P. 49 et suiv.

empreintes d'un esprit philosophique, mais elles sont incapables de fournir une détermination satisfaisante de la philosophie de la science de la guerre. L'auteur semble avoir été mu par cette pensée que tout ce qui est en dehors de l'enseignement classique et habituel d'une science appartient à la philosophie de cette science. Cette même idée, que j'ai relevée dans Dumas, je la retrouve ici, moins heureusement appliquée que dans l'œuvre de l'illustre chimiste; mais néanmoins il existe, sur ce point, un accord qu'il importe de ne pas perdre de vue.

Les mathématiques (1) ont aussi leur philosophie. Mais serait-ce bien dans l'œuvre de Wronski (2) que nous trouverons cette détermination précise de l'idée de philosophie scientifique, objet de nos recherches? En premier lieu, la conception de Wronski repose tout entière sur une conception transcendante antérieure, qui n'est autre que la philosophie de Kant (3). Faute de connaître celle-ci, l'œuvre de Wronski est difficilement compréhensible de Montferrier, grand admirateur de l'Introduction à la philosophie des mathématiques, est forcé lui-même d'en convenir (4). Je pourrais

(1) On verra par la suite que, dans la catégorie des sciences naturelles, les sciences mathématiques forment un groupe distinct, non par l'origine des faits dont elles sont la systématisation, mais par leur mode de progression ou de développement. C'est à ce titre que je ne crois pas devoir les passer ici sous silence.

(2) Hoënoé de Wronski, Introduction à la philosophie des mathématiques, et technie de l'algorithmie; Paris, 1811.

(3) A.-S. de Montferrier, Dictionnaire etc., à l'art. Philosophie des mathématiques.

(4) « Les géomètres prétendirent que la production si remarquable de » Wronski était inintelligible, ce qui est vrai relativement. » (Ibid.)

ajouter que la connaissance préalable de la philosophie de Kant ne rend pas celle de Wronski beaucoup plus facile à comprendre; mais je me bornerai ici à constater que cette dernière conception, quel qu'en puisse être le mérite, sort du cadre que je me suis tracé dès le commencement de cet ouvrage, comme n'opérant pas une séparation absolue entre le monde de la transcendance et celui de la science. Cette conception, en effet, plane si haut dans les nuages de la pensée qu'elle a négligé, depuis plus d'un demi-siècle qu'elle a vu le jour, de projeter la moindre clarté sur les questions scientifiques proprement dites. Or ce qu'on est en droit de demander à la philosophie scientifique, c'est évidemment, et avant toute chose, la solution de ces problèmes fondamentaux, placés au début même de la science, et qui attendent encore leur solution depuis les vingt siècles qu'ils sont posés.

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Je pourrais donc ne pas en dire davantage sur la philosophie des mathématiques. Cependant, si abstraite qu'en soit la conception, je n'en veux pas moins reproduire la définition telle qu'elle résulte de l'œuvre de Wronski. Cette définition, la voici « Donner à priori la déduction de tous les principes » des mathématiques, de ses diverses branches, des lois fonda» mentales qui les régissent, expliquer les phénomènes intel» lectuels qu'elles présentent, démontrer la nécessité de ces phénomènes; apporter, enfin, l'unité systématique dans ces >> hautes sciences en leur offrant pour base de la certitude » qui les caractérise une certitude supérieure et absolue; tel » est l'objet de la philosophie des mathématiques (1). » En laissant de côté les parties de cette définition qui sont du

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(1) A.-S. de Montferrier, Dictionnaire etc., à l'art. Philosophie etc.

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ressort de la transcendance, telles que l'explication des phénomènes intellectuels et la nécessité (?) de ces phénomènes, telles que cette certitude absolue, supérieure à la certitude mathématique elle-même (?), en ne s'arrêtant pas à certains mots pompeux, jetés à tort et à travers comme des oripeaux sur l'idée pour en masquer le vide, en prenant, en un mot, la quintessence de cette définition en ce qu'elle a de compréhensible pour les intelligences moyennes, c'est-à-dire claires et précises, que trouve-t-on, si ce n'est une fois encore une synthèse? Du moins, mon opinion est que, si cette définition veut dire quelque chose, c'est synthèse qu'elle veut dire, et qu'elle ne peut rien signifier d'autre.

A la suite des savants qui ont écrit des philosophies scientifiques particulières, viennent se placer ceux dont les ouvrages sont empreints de l'idée philosophique, de cette idée qu'on a trop peu approfondie pour atteindre à sa détermination précise, assez cependant pour la reconnaître là où elle se manifeste. Ces savants, qui ont fait de la philosophie scientifique sans le dire, mais non probablement sans le savoir, sont très nombreux. Je n'en citerai que deux; et je vais chercher, par une analyse rapide de leurs œuvres, à rendre compte de l'apparence sous laquelle la philosophie s'est présentée à leur esprit.

Les ouvrages du général Roguet sont peut-être, de toute la littérature militaire, ceux qui sont le plus empreints de la pensée philosophique. On leur a reproché une certaine obscurité, due au mysticisme de l'école saint-simonienne, en vogue à l'époque où ils furent écrits (1). Cette obscurité qui, selon

(1) H. W., L'enseignement de la fortification passagère en Belgique, dans La Belgique militaire, 1er sem. 1875; Bruxelles, 1875; p. 481.

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