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le militaire, l'avocat ou le médecin? La réponse ne peut être douteuse. Et c'est cependant l'oubli de cette simple vérité qui est en grande partie la cause de l'étouffante accumulation de matières sous laquelle succombe aujourd'hui la jeunesse. C'est cet oubli qui fait ressembler l'instruction scientifique actuelle à un repas trop copieux, dont le seul résultat serait de provoquer une indigestion.

Je ne prendrai pas comme exemple les mathématiques supérieures, ces sciences n'étant pas cultivées par le plus grand nombre je préfère choisir la physique et la chimie, dont tous les hommes instruits ont au moins des notions élémentaires. Or, lorsqu'on ouvre les traités classiques de ces sciences, on y découvre une énorme quantité de faits, dépourvus de tout intérêt général et qui n'ont d'importance qu'au point de vue exclusif de la profession de physicien ou de chimiste. Le physicien, assis au milieu d'un cabinet de physique, décrit complaisamment les instruments qui s'y trouvent réunis. Le chimiste, courant dans son laboratoire de cornue en cornue, dénomme minutieusement tous les composés qui mijotent dans ses alambics. Si l'on ne faisait ainsi que surcharger la mémoire d'une foule de faits inutiles, le mal ne serait que passager: aussitôt les examens passés, les jeunes gens s'empressent d'oublier, afin de rendre disponibles pour des objets plus sérieux les cases de leur mémoire. Mais il y a plus le physicien et le chimiste, se complaisant ainsi dans leur cabinet et dans leur laboratoire, y bornent leur horizon et perdent de vue l'objet général de leurs sciences, qui consiste dans les manifestations élémentaires inorganiques de l'univers. Combien y a-t-il de semblables manifestations, et quelles sont-elles? Quelles sont celles

qui forment respectivement les objets propres de la physique et de la chimie? Telles sont les grandes questions synthétiques qui sont perdues de vue au profit de la fontaine de Héron et de l'acide dinitrophénilcitraconamique!

C'est en me basant sur ces considérations que je conclus à l'impérieuse et urgente nécessité de constituer l'échelle scientifique par trois degrés, savoir : 1° le métier, que j'appellerai la science professionnelle; 2o la science usuelle, formant la base de l'enseignement général, que j'appellerai la science classique, et 3° la science des savants, professionnelle comme la première, mais que je nommerai, pour l'en distinguer, la science spéciale. Celle-ci, bien que constituant le dernier degré de l'échelle, a néanmoins de grands rapports avec la première. Visant toutes deux l'application. immédiate, elles doivent pénétrer les détails des faits. C'est donc dans la seconde, dans la science classique, accessible à tous, que se concentreront les grandes synthèses. Et comme la science est d'autant plus essentiellement scientifique qu'elle est plus essentiellement synthèse, c'est cette science classique, fonds commun de tous les hommes instruits, qui constituera en fait la conception scientifique la plus philosophique, et partant la plus élevée.

Cette déduction est hautement rassurante pour le développement futur de l'intelligence humaine, puisqu'elle prouve que le progrès scientifique, loin de rendre la science générale inaccessible, en facilitera au contraire l'assimilation par les nouvelles synthèses que l'étude plus approfondie des faits et l'application des lois de la philosophie scientifique feront inévitablement jaillir. Par la création de ces synthèses et par l'application de l'échelle scientifique, les connaissances

que tout homme pourra désormais acquérir, loin de se restreindre, s'étendront en surface. Et elles s'étendront même en profondeur, attendu que celui qui possède une synthèse peut, avec un très faible travail de recherche ou d'assimilation, découvrir ou comprendre les faits particuliers dont elle est la généralisation.

Et lorsque la science classique sera ainsi devenue le fonds commun de tous les hommes instruits, les spécialités ne se distingueront plus les unes des autres que par la connaissance spéciale de la science ou des sciences nécessaires à l'exercice de leur profession. Chacun pourra donc remplir avec honneur les devoirs qui lui incombent, en même temps que fièrement s'écrier: Homo sum, et humani nihil a me alienum puto! C'est sur ce voeu que je veux clôturer les déductions de la philosophie scientifique centrale, dans sa triple expression de détermination d'objectif, de méthode et de synthèse.

APPLICATION AUX SCIENCES MATHÉMATIQUES;
DÉDUCTION DE LEUR OBJET GÉNÉRAL;

LEUR GROUPEMENT PHILOSOPHIQUE

ET LEUR ÉDIFICATION SUR UNE BASE NOUVELLE

Je me propose de faire suivre cette troisième et dernière partie de la philosophie scientifique d'une application où je démontrerai la fécondité de ses lois, ainsi que je

l'ai fait pour les deux premières parties. Mon intention. avait d'abord été de multiplier ces applications, en présentant les synthèses générales de l'art de la guerre, de l'ensemble constitué par la physique et la chimie, et des sciences mathématiques. J'aurais ainsi présenté des exemples puisés dans les trois groupes scientifiques primordiaux que j'ai établis, savoir: les sciences naturelles proprement dites, les sciences mathématiques et les sciences sociales. Plusieurs raisons m'ont conduit à renoncer à ce projet. En ce qui concerne l'art de la guerre (qu'il serait plus exact d'appeler la science de la guerre), j'ai pensé qu'une synthèse totale de cette science n'aurait guère d'intérêt que pour un public restreint. J'ai pu, il est vrai, prendre en maintes occasions cette science comme type du groupe auquel elle appartient, sans cesser pour cela de me maintenir dans les généralités. En effet, mes déductions, pour être valables, devaient reposer sur une conception scientifique déterminée, et je ne pouvais mieux choisir que la science la plus avancée du groupe dont je m'occupais. La synthèse de cette science rentre, par contre, la spécialité des connaissances professionnelles militaires; et bien que, dans tous les pays où les citoyens ont souci de la grandeur et de l'avenir de leur patrie, l'introduction du service personnel ait rendu générale une préoccupation attentive et sympathique pour les choses qui touchent à l'armée, je ne pense pas qu'une discussion approfondie de cet objet soit de nature à être goûtée par la plus grande partie de mes lecteurs. Je préfère donc m'abstenir de présenter mes déductions dans ces pages, sauf à leur faire voir le jour dans une revue militaire,

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dans

où ceux que la chose intéresse pourront bientôt les trouver. Des raisons d'une nature différente m'ont dissuadé de présenter un essai de synthèse des sciences physiques proprement dites. Une semblable tentative exige, en effet, qu'on soit absolument maître de la science dont on entreprend la synthétisation, et je ne fais nulle difficulté de reconnaître que le temps que j'ai pu y consacrer m'a paru insuffisant pour aborder un objet de cette importance. J'ajouterai que le sujet est hérissé de difficultés. Les sciences physiques actuelles sont des sciences de cabinet et de laboratoire, noyées dans l'océan des faits, poursuivant le mirage trompeur des hypothèses métaphysiques et perdant de vue, dans cette vaine recherche, leur objet véritable, qui est la nature dans ses manifestations fondamentales. J'abandonne donc à ceux qui font de ces sciences le sujet spécial de leurs études, le soin d'en rechercher les synthèses fécondes, et je me bornerai, dans ces pages, à traiter d'un groupe de sciences que j'ai suffisamment approfondies, les ayant autrefois professées : je veux parler des sciences mathémathiques. Les déductions auxquelles leur synthétisation philosophique donnera lieu, prouveront la nécessité de reconstituer ces sciences sur une conception nouvelle dont je donnerai les traits principaux.

Dans une œuvre posthume sur la philosophie des mathématiques, Auguste Comte dit (1) à propos de la division philosophique du calcul mathématique « Toutes les divi»sions existantes ne sont nullement fondées sur l'objet

(1) Auguste Comte, Essais de philosophie mathématique; Paris, 1878; p. 10.

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