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Une loi universelle, pouvant servir de guide dans la constitution des éléments scientifiques, rendrait donc d'immenses services à la science, qui succombe actuellement sous l'accumulation des faits. Malheureusement, dans l'état présent des connaissances humaines, cette loi n'existe pas, ou, si elle existe, je n'ai pu la découvrir, malgré mes recherches. Un rapide aperçu permettra de se rendre compte des obstacles qui font échouer une semblable tentative.

La constitution de certains éléments scientifiques semble directement indiquée par la nature. Il en est ainsi pour quelques manifestations élémentaires de l'univers : la classification physique : son, lumière, chaleur, électricité, magnétisme, attraction universelle, en offre un exemple, que l'on retrouve avec le même caractère obligé dans la classification chimique : corps simples de diverses espèces et corps composés. Dans un autre ordre de faits, certaines classifications paraissent également dictées par la nature la pomme, le fruit, l'homme, le chien constituent des généralisations nécessaires en soi ou que l'habitude nous fait considérer comme telles. Mais, dès l'instant que l'on s'adresse à des objets plus complexes ou que l'on remonte l'échelle des synthétisations successives, le problème ne se laisse plus aussi facilement résoudre. Que de discussions n'a pas soulevé et ne soulève pas encore aujourd'hui la nomenclature chimique? Les difficultés que l'on rencontre dans cette science, dont les faits offrent cependant une personnalité si marquée, sont bien autrement insurmontables dans l'histoire naturelle, où les séries de faits se confondent partout à leurs limites communes. A quelles sottes calomnies Darwin n'a-t-il pas été en butte pour avoir recherché, dans l'origine

des espèces, la base d'une classification rationnelle? Néanmoins, quelle que soit l'opinion que l'on professe sur la doctrine de l'évolution, les admirables travaux du naturaliste anglais n'en ont pas moins prouvé que la nature, dans son état actuel, se refuse à fournir une base objective pour le classement en genres et en espèces de ses manifestations organiques.

Établir dès aujourd'hui une loi générale applicable à la formation des idées scientifiques, me paraît donc impossible. Il en résulte qu'un des principaux objets des philosophies de groupes de sciences et de sciences particulières doit être la recherche de lois partielles, applicables à ces sciences et à ces groupes. Ces lois étant trouvées, peut-être leur découvrirat-on un caractère commun, lequel prendra la place dans la philosophie centrale, car il constituera cette loi universelle dont la connaissance se dérobe encore aux investigations de la raison humaine.

En l'absence de cette loi générale, je pense qu'une recommandation pourrait utilement être faite : c'est celle d'éviter à tout prix le procédé trop commun qui consiste à procéder à des classifications fondées sur une connaissance incomplète du sujet, et à y faire entrer de force tout ce qui n'y entre pas de plein gré. Cette manifestation du subjectivisme humain, qui a pour résultat de faire de la science le lit de Procuste de la nature, se rencontre assez fréquemment pour qu'on la signale, en la condamnant comme elle mérite de l'être.

DU GROUPEMENT SCIENTIFIQUE

La deuxième opération de la constitution scientifique des connaissances, qui consiste dans les subdivisionnements successifs par lesquels on passe de la science totale aux sciences particulières, offre aux déductions de la philosophie scientifique une moisson plus abondante que celle que la première a permis de recueillir. Deux lois universelles, relatives à cet objet, peuvent en effet être posées.

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La première de ces lois, qui prescrit d'opérer le groupement scientifique d'après des caractères purement objectifs, offre un rare degré d'évidence. Cependant elle n'a pas toujours été observée. « Longtemps, Longtemps, » dit Lamé (1), » la Physique a semblé ne devoir s'occuper que d'actions » exercées à des distances sensibles, et la Chimie de celles qui ne se manifestent qu'au contact, ou à des distances » inappréciables. » Il est clair que cette distinction, établie sur l'appréciation humaine des distances, était fondée sur un élément essentiellement subjectif. Cependant, si la physique et la chimie l'ont abandonnée, il ne paraît pas que ce soit en vertu de la loi énoncée plus haut, car le même savant poursuit en ces termes : « Mais cette distinction » ne peut plus être adoptée, aujourd'hui que l'étude des » phénomènes capillaires est placée dans le domaine de la

(1) G. Lamé, Cours de physique de l'École polytechnique; Bruxelles, 1837; vol. I, p. 4.

» Physique. » Cette citation suffit à prouver que les lois les plus simples et les plus évidentes de la constitution. scientifique des connaissances ont pu être ignorées des savants les plus estimables; car, à coup sûr, Lamé a compté parmi ceux-ci.

Sans m'attarder davantage sur cette première loi du groupement scientifique, je passe à la seconde, que j'énoncerai en ces termes : Tout groupement scientifique doit s'opérer non par la considération d'un but, mais par la fixation d'un objet. Par l'application de cette loi à la solution de la question géométrique, j'ai déjà fait voir sa haute importance pratique. Il me reste à en présenter la déduction philosophique.

La finalité générale de la science consiste, je l'ai déjà dit bien des fois, dans l'établissement de la domination de l'homme sur l'univers. Mais il n'en résulte nullement que le groupement scientifique doive se faire d'après des buts particuliers. En y regardant de près, on constate que, dans le moindre acte de volonté imposé par lui à ce qui l'entoure, l'homme fait usage de connaissances nombreuses et diverses, qui n'offrent entre elles aucun point de contact philosophique. Opérer le groupement scientifique d'après les conditions d'une application pratique immédiate serait donc extrêmement difficile, sinon impossible. Je vais démontrer qu'en outre ce serait aller à l'encontre du moyen que la science employe pour réaliser son but définitif.

Quel est, en effet, ce moyen? Évidemment, il consiste à condenser la plus grande somme de connaissances sous le plus petit volume possible et dans la forme la plus assimilable à l'intelligence, de manière qu'avec la moindre

somme de travail, l'homme puisse acquérir la plus grande quantité de connaissances. Il faut donc que la science, qui est fondamentalement synthèse, soit aussi essentiellement synthèse. Plus elle est synthétique, plus elle réalise sa finalité. Et comment atteindre ce but philosophique suprême, si ce n'est par des synthèses successives qui, partant des faits, s'élèvent d'éliminations en éliminations jusqu'à une idée scientifique désormais irréductible? Cette idée scientifique, qui est placée au sommet d'une science et qui la synthétise tout entière, peut-elle être son but? Évidemment non elle est son OBJET.

Or cet objet que je viens d'établir philosophiquement par la voie de la synthèse, c'est-à-dire de la classification, c'est au groupement scientifique, procédant par voie d'analyse, à le déterminer pratiquement. Et c'est ainsi que la classification et le groupement scientifiques, bien que marchant dans des directions opposées, suivent en fait la grande voie philosophique unique qui, de synthèses en synthèses, conduit de la connaissance isolée des faits à la synthèse scientifique suprême, qui est l'objet de la science totale et qui s'appelle l'UNIVERS RÉEL.

Cette seconde loi, que je viens d'établir sur le fondement d'une conception philosophique aussi vaste qu'inattaquable, est-elle observée par la science actuelle? Sans doute, il est des sciences qui la suivent; mais combien peu! Combien beaucoup, au contraire, en est-il qui ignorent que « la » notion du sujet est, en toute science, la notion première » à déterminer (1)? » Quel est l'objet de l'algèbre, de la

(1) E. Chauffard, La vie etc.; p. 4.

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