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est un code de principes donnés a priori, qui doivent se vérifier dans l'histoire, la condition primordiale et essentielle de la recherche historique, c'est-à-dire la sincérité, ne pourra pas présider aux travaux de l'espèce. Et qu'on le remarque bien, je ne prétends pas ici porter une accusation de mauvaise foi. La mauvaise foi implique un acte de volonté consciente; or rien n'est moins conscient que le penchant qui porte l'homme à s'emparer de tout ce qui entre dans ses vues et à rejeter tout ce qui leur est contraire. Les lois de la philosophie scientifique, rejetant d'une manière absolue tout principe donné a priori comme un pur produit de l'imagination dépourvu de toute valeur scientifique, auront pour conséquence de supprimer cette cause qui, pour une grande part, a empêché jusqu'ici d'atteindre à la vérité.

Mais, dans certaines sciences sociales, ce n'est pas seulement l'esprit de système qui contribue à fausser l'histoire : dans toutes celles où l'orgueil national est en jeu, à cette cause d'erreur viennent s'ajouter les passions. L'introduction de cet élément est surtout sensible dans la science de la guerre. Nulle part, » dit Chesney, « l'homme qui » a joué un rôle dans les événements, n'est plus sujet à >> substituer ses impressions personnelles à la réalité des » faits et, inconvénient très grave, nul n'est plus exposé » que lui à faire passer dans le domaine de l'histoire ses » propres conjectures sur ce qui a existé ou s'est passé » dans l'autre camp; et cela, faute d'avoir rectifié ses opinions en remontant aux sources et en recueillant chez » ses adversaires mêmes les renseignements qu'ils pouvaient seuls lui fournir sur leurs moyens et sur leur but. Malheu>> reusement ces jugements précipités flattent d'ordinaire

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l'orgueil national bien plus que ne le ferait la vérité; › une opinion puissante s'enrôle sous la bannière de l'erreur; » elle entraîne des écrivains qui croient rendre service à leur » pays (1) en fermant les yeux à la vérité et qui, suivant » aveuglément les traditions de leur parti, acceptent pour » de l'histoire de simples récits d'événements partiels. Peu » à peu ces versions stéréotypées sont admises en fait, on

s'échauffe à les défendre, on recherche avec soin tous les » documents qui peuvent en confirmer l'exactitude dans un » sens donné (2). » A l'appui de cette thèse, Chesney apporte des preuves nombreuses : il accuse particulièrement les écrivains militaires français de sacrifier la vérité à l'orgueil national; mais cette constatation ne l'empêche pas d'être juste envers ses compatriotes. « Chez nous, dit-il (3), « la légende

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populaire de cette grande bataille qui a donné son nom à » la campagne de 1815 n'est guère moins romanesque que » le fameux chapitre des Misérables de Victor Hugo, inti› tulé Waterloo, qui a défrayé, et à bon droit, la gaîté des » critiques. » Le chauvinisme anglais ne s'en est pas tenu là. Un de ses écrivains les plus remarquables de ce pays, dans un livre (4) dont la valeur est considérable sous tous les rapports, a créé la légende de l'expédition de Crimée. Produit

(1) L'événement a prouvé que loin de rendre service à leur pays, ces écrivains l'entraînent à sa perte. Voir, à ce sujet, L'armée française en 1879, par un officier en retraite (Général Trochu); Paris. (2) Charles Chesney, Étude etc. ; p. 2 et suiv.

(3) Charles Chesney, Étude etc.; p. 4.

(4) Alexander William Kinglake, The invasion of the Crimea: its origin, and account of its progress down to the death of Lord Raglan; Leipzig, 1863-1875. Ce monumental ouvrage, qui n'est pas encore terminé, compte

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déjà dix volumes de l'édition Tauchnitz.

d'une vaste enquête où les principaux acteurs du drame ont comparu, recourant sans cesse aux documents officiels, cet ouvrage serait un document précieux pour les historiens à venir, s'il n'était conçu avec le parti pris évident d'exalter l'armée anglaise au détriment de son alliée. Il en résulte qu'au point de vue scientifique, sa valeur est presque nulle. Et que de fois la même chose ne s'est-elle pas présentée ? << Toutes les observations et les expériences que j'ai faites » au cours d'une longue carrière, » dit Trochu (1), « m'ont » montré que l'histoire est moins l'expression de la vérité » des faits et de l'impartialité des jugements, que le tableau » des passions des contemporains qui l'ont écrite. » A cet état de choses, la philosophie scientifique ne peut rien, ni pour le passé ni pour l'avenir; elle ne peut rien, si ce n'est signaler le fait aux historiens scientifiques, si ce n'est leur rappeler qu'ils doivent également puiser leurs renseignements dans les camps adverses, si ce n'est leur redire que ceux qui, par orgueil national ou par une recherche de vaine popularité, agissent différemment, ne sont pas dignes du titre de savants et d'historiens et se conduisent envers leur pays en mauvais citoyens.

La philosophie ayant ainsi indiqué les matériaux au moyen desquels l'historien scientifique peut produire une œuvre utile, devrait indiquer comment ils doivent être mis en œuvre. De même qu'un ensemble de connaissances ne suffit pas à constituer une science, de même un ensemble de faits historiques ne suffit pas à constituer l'histoire. Comme la science, l'histoire est une synthèse. Mais je

(1) L'armée française etc.; p. 22.

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ne veux pas anticiper ici sur un sujet qui rentre dans la troisième et dernière partie de ce livre.

APPLICATION A LA THÉRAPEUTIQUE

J'ai exprimé plus d'une fois cette opinion, que toute conception philosophico-scientifique, dont les déductions ne sont pas directement applicables au progrès de la science, est plutôt nuisible qu'utile. Afin de prouver que celle qui fait l'objet de ce livre ne tombe pas sous le coup d'une telle condamnation, j'ai fait suivre la première partie de cet ouvrage d'une application dans laquelle, par une déduction directe des lois de la philosophie scientifique, j'ai résolu l'une des questions scientifiques les plus importantes et les plus controversées. Je ne veux pas quitter cette seconde partie sans apporter une preuve analogue, et à cet effet, je ferai choix d'une des sciences dont l'état actuel laisse le plus à désirer. Les opinions émises par les autorités médicales les plus importantes sur la thérapeutique, opinions que j'ai reproduites dans l'introduction de ce livre, en prouvant que cette science n'existe encore que de nom, justifieront le choix que je veux en faire pour éprouver la valeur des lois de la philosophie scientifique considérée dans son expression de méthode.

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On pourrait s'étonner qu'un non-initié aux sciences médicales s'avise de rechercher la solution d'un problème

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posé depuis plus de deux mille ans et que les efforts ni des praticiens, ni des philosophes, ni des théoriciens ne sont parvenus à résoudre jusqu'ici. S'il était besoin d'excuse pour cette apparente témérité, je pourrais invoquer d'illustres exemples. Dans sa Physique sociale, Quetelet a consacré un chapitre à l'emploi de la statistique dans les sciences médicales (1), et John Herschel, commentant les déductions du savant belge, a exprimé formellement l'opinion qu'il faudrait << soumettre les professions elles-mêmes (comme chaque profession devrait l'être, dans son intérêt propre comme » dans celui du public) à l'inspection vigilante de ses laïques (2). » Au surplus, la philosophie scientifique, se bornant à rechercher la méthode à suivre pour arriver à la connaissance des faits, demeure en dehors de la partie professionnelle de la science, qui est constituée par les faits eux-mêmes. Les médecins seraient donc mal venus de condamner les laïques (comme les appelle John Herschel) qui s'efforcent de résoudre un problème dont la solution, de l'aveu de tous ceux qui sont sincères, leur a échappé jusqu'ici. Enfin, dans l'application de la science thérapeutique, l'élément laïque joue un rôle assez important pour qu'il ait voix au chapitre. J'estime que ces raisons sont plus que suffisantes pour me permettre d'aborder un sujet qui, en somme, est d'un haut intérêt pratique pour l'humanité tout entière.

Il est juste de convenir que jamais problème plus

(1) Ad. Quetelet, Physique etc.; p. 408 et suiv.

(2) John F.-W. Herschel, Sur la théorie etc., dans Ad. Quetelet, Physique etc.; p. 86.

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