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stérile; mais habitués à voir les religions y répondre, nous ne nous rendons pas suffisamment compte de la distance qui sépare celles-ci de la science; de manière que nous arrivons, par une pente insensible, à demander à l'étude de la nature la solution d'un problème dont elle ignore elle-même le secret. C'est ainsi que, d'un côté, gâtés par une éducation scientifique et logique vicieuse, nous opposons à toute compréhension directe des phénomènes élémentaires la question: COMMENT CONCEVOIR ? tandis que de l'autre, superposant à nos perceptions l'idée de cause première, nous opposons à cette même compréhension ce redoutable POURQUOI? dont la réponse fuit même devant la métaphysique la plus audacieuse. La philosophie scientifique, par les lois qu'elle proclame, dégageant définitivement la science de ces contradictions métaphysiques et de ces recherches hyperphysiques, plaçant l'intelligence humaine en contact direct avec la nature, achèvera de déchirer le voile sous lequel la superstition et l'erreur ont trop longtemps caché les harmonieuses splendeurs de l'univers.

DES MOYENS DE CONNAÎTRE,

ET PARTICULIÈREMENT

DE LA DÉMONSTRATION ET DE LA CRITIQUE HISTORIQUE

En commençant l'étude de la philosophie scientifique centrale dans son expression de méthode, j'ai dit que

c'était aux philosophies particulières qu'il incombait de faire des codes de préceptes propres à guider les diverses sciences dans la voie de leurs recherches. Or, ayant établi dans les chapitres précédents les lois supérieures communes à ces différents codes, je puis considérer ma tâche comme remplie. Toutefois, je crois utile d'indiquer sommairement quelques conséquences essentielles qui résultent de l'application de ces lois au groupe des sciences mathématiques et à celui des sciences sociales.

On se rappellera, sans doute, que j'ai classé la mathématique parmi les sciences naturelles. Elle présente, en effet, le caractère générique de ces sciences, car les causes. créatrices qui y interviennent ne le font qu'à titre de causes occasionnelles. De même que le chimiste peut à son gré mélanger les corps que lui offre la nature, de même aussi le mathématicien peut, suivant son caprice, juxtaposer ou superposer les faits fondamentaux sur lesquels repose la partie de la science qu'il traite. Mais une fois ce mélange ou cette construction mathématique opérés, la combinaison, d'une part, les propriétés de la figure géométrique ou analytique, de l'autre, sont indépendantes du chimiste ou du mathématicien et ne conservent rien de la volonté qui les a amenées. Des deux côtés la création intellectuelle entre donc comme cause occasionnelle dans les résultats; des deux côtés, la science ne fait que dégager des lois qui se vérifient dans l'univers inanimé.

Toutefois, j'ai assigné à la mathématique une place spéciale dans le groupe des sciences naturelles, en avançant qu'elle s'y distingue par la nature des faits dont elle poursuit l'étude et par un mode de développement qui lui est

propre. Le moment est venu de le prouver. J'ai déjà fait voir, en prenant pour exemple la géométrie, une partie du rôle que remplissent les faits fondamentaux dans les sciences mathématiques. Or ces faits ne constituent pas seulement les fondements de ces sciences: ils leur servent aussi d'uniques matériaux de construction, car c'est en les superposant sans cesse à eux-mêmes que l'on crée les figures ou les formules dont l'ensemble constitue l'édifice mathématique. En dehors des faits d'égalité, d'identité, de continuité, etc., dont je parlerai plus tard, la géométrie tout entière, de la base au sommet, est bâtie avec le point, le mouvement et la rectilignité. Or, pour chaque formule ou figure, le plan suivant lequel ces matériaux sont assemblés, constitue le mode de génération de cette figure ou de cette formule. C'est ainsi que le plan est engendré par une droite tournant autour d'une autre droite à laquelle elle est perpendiculaire, l'hyperboloïde à une nappe par une droite glissant sur trois droites données, la paraboloïde hyperbolique par une droite glissant sur deux autres et assujettie à demeurer parallèle à un plan fixe, etc. Mais si la génération est le mode proprement naturel et direct de construction de l'édifice géométrique, elle ne suffit pas à elle seule pour constituer la science. Une figure étant créée, on ne connaît d'elle qu'une seule de ses propriétés, savoir celle qui résulte directement de son mode de génération. Or elle en présente bien d'autres. La circonférence décrite par un point d'une droite qui tourne, dans un plan, autour d'un autre de ses points assujetti à demeurer immobile, n'offre pas seulement pour propriété d'avoir tous ses lieux à égale distance du centre: elle a une longueur qui doit

être évaluée, elle délimite une surface qui doit être calculée, etc. Ces autres propriétés ne découlant pas directement de la génération, pour les découvrir il faut avoir recours à un moyen d'investigation spécial, qui n'est autre que la démonstration. C'est de cet élément scientifique que je vais m'occuper.

Et d'abord, on pourra s'étonner que je qualifie la démonstration de moyen d'investigation. Que peut avoir de commun, dira-t-on, l'opération par laquelle on prouve une vérité donnée à l'avance, avec la recherche de cette vérité? Sans doute cette communauté d'essence n'est pas apparente dans la logique dialectique dont la géométrie fait usage et dont la philosophie, même contemporaine, n'a pas encore réussi complétement à se dégager. Cependant, lorsqu'on pénètre au fond des choses au lieu de s'arrêter à leur surface, surtout lorsqu'au lieu de se cantonner sur le terrain étroit d'une science particulière, on élargit ses vues par des comparaisons avec d'autres sciences, on constate que la démonstration ne diffère point, par un caractère essentiel, des autres moyens de recherche scientifique, nommément de ceux dont font usage les sciences naturelles les plus avancées.

En effet, le théorème, le problème, le lemme, le scolie, le corollaire et autres termes que je qualifierais volontiers de barbares s'ils ne venaient des Grecs, ne sont que des formes, rentrant les unes dans les autres, sous lesquelles se cache la véritable question qui est celle-ci : « une construction étant donnée (j'appelle construction le résultat de toute génération, soit géométrique, soit analytique ou autre), en découvrir les propriétés. » Pour me faire mieux comprendre,

je choisirai un exemple très simple: celui de la détermination de l'aire du triangle, supposé connue celle du parallélogramme. Or il importe fort peu que l'on dise: Cherchez

l'aire du triangle, » ou « démontrez que l'aire du triangle est égale à la moitié du produit de sa base par sa hauteur: » dans les deux cas, on construira un parallélogramme en menant des parallèles à deux des côtés du triangle par les sommets opposés, et l'on constatera que l'une des figures est double de l'autre. La seule différence qui existe entre ces deux manières de poser la question, c'est-à-dire entre le problème et le théorème, est que, dans le premier cas, le résultat n'est pas donné a priori, tandis qu'il l'est dans le second. Dialectiquement, ces deux formes de propositions sont inverses l'une de l'autre; en fait, elles suivent toutes deux le même chemin et arrivent au même but.

Le véritable caractère de la démonstration sera mieux encore mis en évidence par un exemple puisé dans une science qui n'appartient pas au groupe mathématique. Je suppose que le produit de la combinaison du chlore et du sodium. soit actuellement inconnu. Pour le découvrir, un chimiste fera brûler du sodium dans du chlore, et le sel marin qu'il recueillera sera la solution du problème qu'il s'est posé. Réunissant ensuite ses élèves, il leur dira: « Le sel marin est un composé de chlore et de sodium, et ayant ainsi énoncé le théorème, il leur en donnera la démonstration en répétant sous leur yeux la même EXPÉRIENCE.

La démonstration est donc une expérience et rien qu'une expérience (1). Mais cette déduction étant grosse de

(1) Cette vérité a été reconnue par Delbœuf. Après avoir établi que «<le

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