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parfaitement à expliquer le fait par des considérations plus simples et, par conséquent, plus en harmonie avec les autres déductions de la philosophie scientifique.

Cette seconde hypothèse, qui consiste à attribuer le sentiment subjectif du substratum à une mauvaise éducation philosophique, logique et scientifique de l'humanité, recevra sa justification dans le chapitre ci-après.

HYPOTHÈSE SCIENTIFIQUE

ET HYPOTHÈSE MÉTAPHYSIQUE

Le premier acte de la transformation d'un groupe de connaissances en une science, consiste dans cette triple opération dont j'ai déjà parlé à diverses reprises, et dont les termes successifs sont l'abstraction, la comparaison et la généralisation. Lorsque les objectifs soumis à ces opérations intellectuelles sont des faits, l'idée scientifique résultante est arrêtée dès sa formation, en ce sens que tout objet ultérieurement examiné, qui ne présente pas le même ensemble de caractères constitutifs, loin de modifier cette idée, est exclu du groupe scientifique dont elle est l'expression. C'est ainsi qu'un élément de la nature, quelle que fût l'analogie qu'il présenterait avec les gaz, ne serait pas classé parmi ceux-ci, s'il manquait d'une seule des propriétés essentielles de l'état de la matière désignée sous ce nom. Les progrès de la science peuvent d'ailleurs conduire

à élargir ou à spécifier davantage les idées scientifiques établies; mais quelque défectueuses que celles-ci puissent être au point de vue de l'esthétique scientifique, c'est-à-dire

à celui d'une conception large, harmonieuse et synthétique de la science, il ne résulte pas moins des observations précédentes qu'elles sont vraies par elles-mêmes, du moment, bien entendu, qu'elles reposent sur des observations exactes.

Cette propriété des idées scientifiques de constituer par l'acte même de leur création une représentation exacte des faits, ne se retrouve pas dans les principes et dans les lois qui, on se le rappelle, jouent à l'égard des causalités identiquement le même rôle que les idées scientifiques à l'égard des faits. Le motif en est facile à comprendre. Tandis que la synthétisation scientifique des faits s'opère par le groupement de leurs caractères communs, celle des causalités s'effectue par l'unité des causes. C'est ainsi que l'un dit la loi des équivalents, les lois de la pesanteur, celles du mouvement des planètes, etc. La synthétisation des causalités s'effectue d'ailleurs presque toujours par l'unité des causes préférablement à celle des effets, par le motif que, dans la nature, les causes sont infiniment plus simples et moins nombreuses que les effets qu'elles produisent. Lorsque le contraire a lieu, lorsque, en d'autres termes, on groupe toutes les causes capables de produire un effet déterminé, ce groupement ne porte le nom ni de loi ni de principe, ni aucune autre dénomination générique.

Ainsi donc, tandis que l'idée scientifique est le produit immédiat de la triple opération rappelée ci-dessus, le principe et la loi, la loi, généralement parlant, comportent

un examen plus approfondi. Il ne s'agit plus de rechercher

dans un groupe de faits un ensemble de caractères communs, mais bien de décider si certains phénomènes ne peuvent pas être attribués à une cause unique. L'observation des vitesses différentes acquises par des corps en divers points de leur chute a conduit à la découverte des lois de la pesanteur; le dosage des composés chimiques les plus dissemblables a permis d'établir la loi des équivalents.

Mais une généralisation quelconque ayant pour résultat d'attribuer une cause unique à un groupe d'effets, ne devient évidemment une loi qu'à la condition de se vérifier dans tous les cas possibles. Il en résulte que toute généralisation de l'espèce doit passer par une phase intermédiaire, qui est la loi hypothétique, autrement dit l'hypothèse. Le savant doué d'une intelligence synthétique, s'emparant des observations rassemblées par ses prédécesseurs et par lui-même, crée une formule qui les contient toutes. De nouvelles observations, dirigées cette fois vers un but précis de vérification, montrent si l'hypothèse est ou non réelle, et la création (1) du savant se transforme en une loi qui transmet son nom à la postérité ou croule devant les faits nouveaux qui viennent la renverser. L'hypothèse se pose donc au début de la science (nommément au début des sciences

(1) Le rôle de l'élément créateur dans la découverte des lois a été constaté par Houzeau « C'est par l'imagination, dit-il, que Kepler est arrivé à ses >> plus admirables découvertes. Lorsqu'il formula les lois qui le rendent >> immortel, c'est par une sorte d'intuition qu'il en trouva l'expression. Elles » n'étaient guère d'abord qu'une hypothèse, dont il fallait rapprocher les » faits.» (J.-C. Houzeau, L'étude etc.; p. 264.) Cette opinion du savant directeur de l'Observatoire royal de Bruxelles acquiert une vaste généralisation et reçoit une démonstration complète par les déductions de la philosophie scientifique.

causatives) comme un guide nécessaire à l'investigation scientifique, je dirai plus, comme l'unique agent du progrès synthétique, c'est-à-dire du progrès réel, puisque la science est essentiellement synthèse. C'est ce que j'avais annoncé lorsque j'ai parlé incidemment de l'hypothèse en traitant des axiomes, des définitions, etc. Remplissant actuellement la promesse que j'ai faite en cet endroit, je vais m'occuper de cet élément de la philosophie scientifique dont l'importance a été suffisamment mise en relief par les lignes qui précèdent.

Et d'abord, j'exclus de cet examen l'hypothèse telle que l'entendent les géomètres-analystes : j'ai déjà dit les raisons qui me portaient à rejeter jusqu'à l'emploi du mot pour désigner les faits qui nous sont le mieux connus. J'en exclus également l'hypothèse géométrique prise dans le sens de données, tout en constatant que cette acception est trop entrée dans les usages pour qu'on puisse la supprimer et, par suite, éviter la confusion logique qui en résulte. Je n'examinerai ici que l'hypothèse prise dans le sens de loi hypothétique, synthétisant un certain nombre de causalités observées.

A cette occasion je me verrai forcé de combattre les branches les plus avancées des sciences naturelles, notamment celle désigné sous le nom de physique. Je crois être d'autant plus autorisé à le faire, que je n'ai pas caché jusqu'ici la sympathique admiration que cette science m'inspire, l'offrant sans cesse comme type à la science totale dans toute la première partie de ce travail. Aussi, est-ce en prenant cette science particulière pour thème que je poursuivrai les déductions de ce chapitre.

Et, en effet, la question qui se pose pour la science en général, et tout particulièrement pour la science physique, est la suivante: « Dans la recherche des causes, y a-t-il une limite où la science doive s'arrêter? Si cette limite existe, quelle est-elle? En d'autres termes, où est la limite entre l'hypothèse scientifique et l'hypothèse métaphysique, et cette limite, la science actuelle est-elle arrivée à la franchir? » On comprendra aisément l'importance du sujet, car si la dernière partie de cette question est résolue affirmativement, la base même de notre connaissance de la nature est viciée par la métaphysique, qui n'est autre chose qu'une des incarnations du subjectivisme. Or la vérité m'oblige à dire que le mal est flagrant, que la science physique, même dans son enseignement élémentaire, est engagée dans la voie d'une métaphysique étroite, destructive d'une conception large et féconde de l'admirable harmonie de l'univers; qu'en un mot, elle est une expression, inconsciente je le veux bien, mais pourtant très réelle, de la doctrine matérialiste. C'est ce dont on pourra bientôt s'assurer, et de ce que je dirai résulteront les conséquences auxquelles j'ai fait allusion dans le chapitre précédent.

La loi universelle de l'objectivité de la matière scientifique, les déductions qui en sont la conséquence nécessaire, permettent de préciser avec la plus grande facilité la limite entre l'hypothèse scientifique, ou objective, et l'hypothèse métaphysique, ou subjective. Il suffit, à cet effet, de se rappeler que l'hypothèse scientifique est une loi en expérimentation, qu'une loi est une généralisation de causalités, et qu'une causalité est un rapport d'identité finale entre un

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